02.01.10 Je voulais m'endormir tôt (pour une fois) et je me suis pris dans le Journal de Delacroix comme une mouche dans un rideau. J'espère que parfois une âme volontaire ou timide, inconnue ou fervente, se prend dans mon Journal comme contre une vitre qui ouvre sur un paysage imprévisible et familier, tout en ayant la profondeur du miroir.
Reçu de belles lettres enthousiastes au sujet de La fille aux allumettes. Souvent recevoir du courrier au sujet de mon travail m'aide à préciser mes intentions, à cerner plus clairement ce que j' ai voulu faire. En répondant au gentil mot de Roxane (Duru) j'ai repensé à ce scénario écrit avec Franck et ce que j'avais voulu mettre dedans, ces deux notions qui n'arrêtent pas de danser ensemble à noël, la solitude et l'entourage. J'ai essayé de faire ça dans le film, comme une chorégraphie de la solitude et de l'entourage.
2010, même sans le vouloir il y a dans cette année un côté science-fiction. Une année où il va encore falloir tirer le réel comme une couverture.
X. Elle était jolie mais le besoin maladif d'être unique finissait par la rendre, de nos jours, tout à fait quelconque.
Dans le métro. Une fille qui tenait un petit pot de fleurs vraiment très insignifiant, et, comment dire, voilà que je fus envahi de tristesse et pour le pot de fleurs et pour elle. Elle avait une énorme valise aussi, à ses pieds. Il y avait bien matière à imagination. Et j'étais triste pour la manière avec laquelle elle avait choisi ce tout petit pot de fleurs.
(J'ai noté ça comme ça, dans mon carnet, sur le moment).
03.01.10
Dès que j'attends plus de trois minutes je suis une caricature de moi-même.
Les prochaines semaines vont être sollicitées par l'arrivée de mon nouveau roman. J'espère toujours rencontrer un succès qui me permette d'être encore plus libre de travailler, c'est-à-dire de pouvoir concrétiser plus immédiatement ce que j'ai en tête et sur le coeur. Des projets de livres, et un autre disque. Un autre film.
Un roman dresse toujours le portrait d'un univers selon soi. Contrairement au Garçon qui dessinait des soleils noirs qui était absolument fidèle à ce qu'il y a de plus sombre et de plus révolté en moi, avec ce nouveau roman j'ai voulu faire un livre heureux jusque dans le désespoir.
04.01.10
Nos amours sont comme les livres, on en comprend leurs faiblesses que lorsqu'on les tient entre les mains.
06.01.10
Pierre (Charvet) ne jure que par la glace au Spéculos Haägen-Dazs. New-Yorkais dans l'âme, j'aurais pensé que sa prédilection aille plutôt à Ben and Jerry's.
Il me répond que selon lui Ben and Jerry's est trop dans l'expérimentation version savant fou. Et qu'au contraire on sent chez Häagen Dazs la précision et le souci. Je lui demande s'il rapproche ces deux marques de sa théorie sur les Beatles et les Stones, Tolstoï et Dostoïveski (théorie dont je parle dans Le rouge et le bleu). Non, me rétorque-t-il, la théorie s'arrête là car on ne peut pas dire qu'une des marques englobe ou comprend l'autre, alors que selon lui les Stones sont déjà contenus dans la musique des Beatles, de même Dostoïevski par Tolstoï. Si je partage le point de vue de Pierre sur la pop music, je m'insurge en littérature. De toute façon me dit Camille, ne l'écoute pas, Pierre n'a jamais lu Dostoïevski. (Ce qui est somme toute logique puisque dans sa théorie il lui suffit de lire Tolstoï)
Pascale (T) m'envoie un entretien sonore que je ne connaissais pas d'Hervé Guibert et qui me ravit absolument, notamment les dernières paroles : "Dès qu'il m'arrive la moindre aventure à laquelle je trouve une noblesse ou qui est tout bonnement celle de mon émotion, je la renvoie dans la littérature ; c'est-à-dire une émotion brûlante et toute fraîche, je serais capable - et peut-être aussi un peu sinistrement, c'est une façon d'accomplir un deuil, de la mettre à mort - je serais capable de l'écrire sur le vif."
Je me reconnais parfaitement dans cette idée et la manière de l'exprimer, bien que je tempérerai pour ma part le côté sinistre de l'affaire. Il y a un aspect nabokovien qui intervient pour moi, c'est-à-dire que si j'épingle une émotion comme un papillon, je ne crois jamais que c'est pour la faire mourir, c'est pour toujours oui, mais j'ai cet orgueil du pour toujours et il n'y a rien de funèbre à fixer une émotion, la silhouette ou ce que vous inspire, j'y recherche une grâce et espère que le papillon va se transformer en un autre papillon encore plus fabuleux.
On ne se débarrasse de rien ni de personne en littérature. Le temps fait très bien l'affaire.
Des converses et un petit air chinois sous sa frange. L'espièglerie du hasard habitait son sourire au destinataire intérieur.
Toute la journée de lundi à signer des livres pour le service de presse de Pagaille monstre, je mets des mots sur la première page à des personnes que je connais soit bien, soit de loin, soit à des journalistes que j'ai croisé et avec lesquels j'ai discuté à une ou deux soirées. C'est plus simple quand j'ai de l'affection pour les gens et que je sais qu'ils seront vraiment heureux de recevoir mon livre ; que ce ne sera pas un de plus parmi d'autres. Et puis je maugréé devant des noms qui ne me disent rien qui vaillent, des personnes qui bien que charmantes quand on leur parle ou les rencontre ne m'ont jamais aidé en quoique ce soit, concrètement, n'ont jamais parlé ou défendu aucun de mes livres. Stéphane est plus indulgent que moi, il me dit : "Laisse-leur le temps, il y a toujours une première fois."
Emma me donne rendez-vous au bar de l'hôtel Lutétia. Malgré le froid je lui demande si elle veut bien qu'on se retrouve à l'extérieur (j'arriverai en avance pour ne pas qu'elle ait à souffrir du froid), parce qu'il y a tout un tas de choses pour lesquelles je suis resté un enfant, et quand j'étais enfant je n'entrais jamais seul dans des lieux comme le Lutétia.
08.01.10
Lu dans le Journal de Delacroix : "Je déteste cette espèce de caractère. Cette prétendue franchise à l'aide de laquelle on débite des opinions tranchantes ou blessantes est ce qui m'est le plus antipathique. Il n'y a plus de rapports possibles entre les hommes, s'il suffit de cette franchise-là pour répondre à tout. Franchement, il faut, avec cette disposition, vivre dans une étable où les rapports s'établissent à coups de fourches ou de cornes."
Je souscris tout à fait au sentiment et à l'opinion de Delacroix. Les gens qui sous couvert de franchise profèrent des propos ineptes ou blessants ne témoignent que de la petitesse de leur esprit et de leur coeur. Ce goût de la franchise me fait penser à cette mode actuelle de justifier ses paroles ou ses actes en proférant : "Je suis resté moi-même". Oui, et bien si on est con à la base, quel intérêt à rester soi-même ?
Le tournage de La fille aux allumettes par son côté extraordinaire et fort en émotions, m'a laissé dans le même état de manque qu'au lendemain de certains concerts, lorsque je croyais encore à la grandeur de tout cela, et qu'on se retrouvait après des soirées intenses mes musiciens et moi complètement perdus, errant de fatigue et malades de l'interruption d'un état gracieux - moins vantard que l'état de grâce - dans les rues et les après-midis.
Je comprends mieux encore François Truffaut, son écartèlement entre le temporaire et la poursuite, ce qui dure, et pourquoi il tentait toujours de prolonger un moment, une rencontre, une émotion, retrouver un semblable de ce qui ne se répète jamais, ne serait-ce qu'en partant sur un nouveau projet.
Avec Charles nous parlons d'une fille de notre connaissance, je lui dis à quel point je la trouve jolie. (Le genre de point auquel on trouve les filles jolies est toujours celui de suspension). Charles fait la moue, dit que ça saute aux yeux qu'il s'ennuierait avec elle. Il veut que je redéfinisse mon goût pour cette fille en répondant à une question cruciale pour lui, comme un test : Est-ce que si je la rencontrais dans le métro je raterais ma station pour elle ? C'est-à-dire, puisque c'est de cela qu'il s'agit, est-ce que je resterais dans son attraction un tout petit moment encore, c'est-à-dire le plus de temps possible, puisque c'est de cela dont il s'agit, lui m'assure que non. Qu'il sait ça, en la voyant, qu'il s'ennuierait avec elle. Je reste sur ma première idée. Et puis rater sa station pour quelqu'un, c'est déjà laisser l'ennui à quai.
En règle générale je trouve bien ordinaires les filles qui marchent dans la rue en fumant, mais cette après-midi celle qui a traversé la rue Bonaparte (rien à voir avec la qualité du logement dans le quartier) une cigarette en main, témoignait d'une classe folle parmi l'agitation des passants pressés de fuir le froid.
14.01.10 Je reste impressionné par la capacité de création et de poésie vivifiante qui ressort du travail de Joann Sfar dont j'adore les livres sur Pascin. Je pense souvent à la bande-dessinée quand il m'arrive de travailler sur plusieurs chansons en même temps ; je pense à ce que disait Goscinny au moment où il écrivait à la fois les histoires de Lucky Luke et d'Astérix, qu'il n'avait pas le choix d'avoir au moins une idée par jour.
Il faudrait pouvoir abolir les jours sans idées, ou bien les garder pour plus tard. Mais cela est impossible et alimente l'idée de gâchis quand on pense à sa vie. Des gens comme Joann Sfar me donnent de l'ardeur, je voudrais travailler autant, avec autant de pertinence à chaque fois. Et ne jamais être léger dans le travail, surtout quand ça en prend l'apparence.
Ou bien quand il faut feindre d'être léger et de faire des trucs par-dessus la jambe, tant la plupart des gens adorent l'inconséquence, et tant la vérité de son souci effraie parfois.
A la télévision, suivant la catastrophe du tremblement de terre en Haïti, c'est comme s'il y avait un compte-à-rebours du monde pour venir en aide. Dans ces cas-là les nations ressemblent à des individus, il y a celles qui s'agitent, se précipitent au secours, et celles qui n'ont en rien à secouer (pardon pour le mauvais jeu de mot avec l'origine de la catastrophe). En Haïti, les images insoutenables au gré des rues et des chemins des couples formés par les morts et les survivants.
La mort de Mano Solo dont j'avais beaucoup apprécié le disque Les années sombres, brûlant de poésie immédiate, m'a ramené à Jean Favre le directeur du théâtre du Tourtour, qui avait découvert Mano Solo, l'avait soutenu en le programmant plusieurs semaines, en faisant venir le tout Paris à ses concerts, en accompagnant sa rage le mieux possible. Fin des années 90 j'avais joué deux soirs chez Jean Favre, au moment où mon répertoire commençait à ressembler à quelque chose de valable. Il m'avait dit deux choses dont je me souviens aujourd'hui, qu'il y a un moment où pour s'en sortir il faut devenir incontournable, ce que je n'ai jamais cherché à faire du moins dans ce travail d'être mis sur le devant de la scène, peut-être parce que j'ai manqué de soutien déterminant et rageur, et aussi parce que je ne suis pas musicien, et c'est difficile quand on ne joue pas couramment d'un instrument, de se foutre du reste. La deuxième chose c'est que dans les concerts les gens n'ont pas le temps de faire attention à qui vous êtes, qu'il faut peut-être essayer de faire des choses où les gens ne cherchent pas à savoir qui vous êtes mais écoutent la chanson pour ce qu'elle est, indépendamment de vous. Je ne sais pas si ça voulait dire ça exactement, et si cela s'applique à Mano Solo.
Même si j'aime beaucoup la phrase de Jean Favre, je crois n'avoir jamais suivi ce conseil pour moi, sauf pour quelques chansons comme Demain sans importance qui pourrait être chantée par quelqu'un d'autre et encore... J'ai appris que Jean Favre avait disparu il y a quelques années. Je pense souvent à sa phrase : "Les gens n'ont pas le temps de savoir qui tu es". Même si je me fous de ces gens-là et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles je ne suis pas devenu plus connu avec ma musique. Une des raisons.
Dans le métro, une fille qui, quand elle se mouche dans un kleenex, émet un son qui ressemble à une reprise de Chet Baker après le piano de Paul Bley. C'est un bel avantage pour séduire les garçons. Parce qu'il y a beaucoup de moments où il fait froid dans une vie, alors autant qu'ils soient mélodieux.
20.01.10 Entre des travaux incessants, un voisin du dessous procédurier, fasciste, et insultant tout le voisinage de manière si ordurière que c'en est choquant malgré la répétition, des voisins du dessus qui n'en ont rien à foutre des conditions de vie en appartement et qui font un boucan insupportable avec leurs pas lourds, grinçants et incessants au-dessus de ma tête, mon immeuble commence à me taper sur le système. Il faudrait que je puisse gagner suffisamment de sous pour trouver un coin tranquille dans un quartier qui me plait. Je me souviens d'une dernière visite à la banque (depuis, j'y ai fermé le compte que j'avais) où quand les deux banquiers (dont une femme) m'ont questionné sur les quartiers où je souhaiterais vivre si je me décidais à ouvrir un compte épargne logement, suite à ma réponse enthousiaste, d'une seule et même voix ils se sont exclamés : "Dans votre situation, c'est même pas la peine d'y songer !"
Début de semaine difficile. J'adore l'automne puis l'hiver, et pourtant en ce moment je suis frigorifié en permanence. Je n'arrive pas à fermer l'oeil depuis plusieurs nuits. A. me rejoint et avec elle je regarde des films : Little odessa de James Gray, 8 et demi de Fellini hier soir.
Les soucis volettent dans ma journée. Malgré ma volonté de travail, je me trouve toujours dans une situation fragile.
Il y a ce fil rouge dans ma vie depuis quelques années qui se confond avec ce Journal, ce fil rouge des cartes postales que m'envoie au moins une fois par mois, Robert Saucier, un lecteur et photographe québecquois devenu ami. Je suis mauvais camarade car je ne lui en envoie pas en retour mais de temps en temps par le biais de ce Journal je témoigne du plaisir que j'ai à recevoir ces cartes. Sa dernière carte vient de New York, en une phrase il me permet d'imaginer tout un paysage, une ambiance comme sortie d'un blizzard coloré. Voici cette phrase :
"New York en hiver . Le retour en train, par un temps brumeux, était fantastique."
En musique je n'hésite plus à changer d'équipe, quand la situation ne me convient pas, quand je ne me reconnais plus dans la capacité ou la vitesse de travail. Je trouve que c'est une entreprise très difficile aujourd'hui, où il y a plus de bâtons que de roues (pour faire référence à l'expression) alors je n'ai pas envie de créer des choses avec des personnes qui n'ont pas l'air heureuses d'être là, ou au comportement dilettante, démotivant, ou qui ne pourraient pas suivre la capacité d'engagement que je souhaiterais pour faire les choses les plus incontournables possibles.
C'est très difficile, très lent et très frustrant la musique parce que c'est une question d'entourage, des personnes qui s'occupent de vous aider ou de vous promouvoir jusqu'aux personnes qui jouent avec vous, il en suffit d'une seule aux décisions ou au comportement négatif, décevant, attentiste, à côté de la plaque, pour mettre tout en l'air, faire perdre beaucoup de temps. Alors c'est très difficile, on est toujours à la recherche d'alliés. En permanence à la recherche d'alliés permanents.
Écrire. Le travail au présent est un mélange ou une confrontation d'impressions du passé et de fantasmes. Les fantasmes ne sont pas plus l'avenir que les impressions du passé ou les souvenirs ne sont forcément ce qui est arrivé de manière unidimensionnelle. Le travail au présent, au moment où il nous occupe, consiste donc à se faire un chemin dans cette brume constituée de souvenirs et de fantasmes. Ou de directions suscitées par une émotion - si le mot fantasme est trop connoté.
Un chemin dans cette brume. S'y faire une cabane, un refuge même fugitif, provisoire, mais véritable tant qu'il dure.
26.01.10 C'est dans la solitude que les petits événements de la journée, entailles et éclaircies, acquièrent une saveur de diamant.
L'écriture isole, précise, taille, fait d'un léger événement un drame absolu. Un drame de l'absolu. Un drame de ne pas être absolu.
Une phrase de A. prise à la volée et que j'aime bien : "Il ne faut pas prendre les gens pour des cons, mais faut pas oublier non plus que la plupart le sont !"
Mareva m'a offert une bougie remarquable en provenance du magasin Cire Trudon, ancienne manufacture royale de cire. Elle m'a pris le modèle Carmélite. Voici ce qu'en dit le court programme qui l'accompagne : "Parfum de murs anciens; à l'ombre des cloîtres et des couvents, cette senteur de pierre moussue et fraîche raconte les silhouettes noires et blanches des soeurs au silence de l'office. Dans la lumière des cierges et de la psalmodie, Carmélite évoque la paix de l'âme et la nuit des temps."
Combustion : 70 à 80 heures.
Plus qu'une semaine avant la sortie de Pagaille monstre. Il me brûle - pour rester dans le domaine de la cire - d'en écrire la suite, mais j'attends un peu, réfrène l'ébullition, si le livre est un succès dès les premières semaines, je pourrais me lancer sereinement dans cette aventure. Pourquoi le succès paraît-il tellement léger à obtenir et atteindre quand on l'observe chez les autres ?
28.01.10
Soirée Kate Moss au Ritz Club pour fêter la sortie de son sac (pour la marque Longchamps). Beaucoup de monde, faune branchée et enthousiaste comme on peut l'imaginer. Il y a un admirable petit tableau accroché dans un des salons du Ritz club, un paysage sous la neige je crois, qui ressemble un peu à une des toiles peintes par mon grand-père, celle-ci, mais personne ne s'arrête devant, personne pour la contempler, trop de tableaux vivants sans doute. A ce propos : Une blonde sublime à la silhouette gracile vêtue d'un gilet bleu noir constellé de paillettes ; une grâce titubante, inconsciente, occupée à quelques allées venues solitaires. La solitude présumée de quelqu'un qui nous tape dans l'oeil est un appât aussi flagrant qu'un morceau de fromage sur le tranchant d'un piège à souris.
Musique vraiment très forte. Je ne comprends pas tout ce qu'on me raconte. Je fais mes fonds de poche question sourires et hoche la tête comme le pantin Oui Oui. Avec la musique aussi forte, il est impossible de dire non, parce qu'on entre dans une autorité et une complication qui imposent soit un dialogue soutenu soit le silence ; dire oui est plus facile parce que l'interlocuteur passe à autre chose ou rebondit dans son soliloque. Bref, plus la musique est forte plus on va vers le oui. Si j'étais une fille, je me mettrais dans des pétrins pas possibles.
Preuve que je n'entends pas grand chose, Marie-Amélie me parle de ses chaussures et je crois comprendre qu'elle porte des chaussures Michel Péricard. Ce qui est fort improbable, Michel Péricard étant un homme politique aujourd'hui disparu qui fut le maire de Saint-Germain-en-Laye dans les années 80.
Pagaille monstre. Stéphane a un partenariat assez malin avec l'IDTGV. On descend en train dans une ville de Province et pendant les trajets à l'aller et au retour on présente le livre aux voyageurs
avec la complicité enthousiaste du personnel. Du coup, on a choisi de descendre à Montpellier un jour de la dernière semaine de février, parce que j'ai un soupçon de famille là-bas,
et que François Truffaut y a tourné L'homme qui aimait les femmes estimant que c'était la ville de France où il y avait le plus de jolies filles. Donc, comme on va y rester une journée entière, l'idéal eut été de trouver sur place une librairie qui nous accueille pour une signature. Stéphane essaye la plus grande librairie de la ville, sur la recommandation de ma tante. Au téléphone, la chargée de communication de la librairie est à peu-près aussi sympathique que si on réveillait Léo Ferré en pleine sieste. Elle demande à Stéphane si c'est pour un dépôt-vente (??). Et puis, assez vite, elle demande à Stéphane de patienter, et prend d'autres appels et parle à ses collègues des modalités de la venue de Lillian Thuram en dédicaces, sans se préoccuper de Stéphane qui poiraute au bout du fil en écoutant les histoires et impératifs de la venue du grand footballer. Au bout de dix minutes, se sentant complètement oublié, il raccroche. Il y a des fois, malgré notre enthousiasme, notre obstination amusée à la naïveté, on ne sait quand même plus trop quoi faire pour gagner en visibilité. Pour essayer, comme au football, de gagner juste un peu de terrain.
29.01.10 Ma rencontre avec les textes de Salinger fut une terrible évidence, je me suis jeté sur l'oeuvre entière, l'ai avalé d'un trait comme on boit trop vite, asséché depuis longtemps. Mais heureusement on peut relire les livres alors qu'on ne boit jamais deux fois la même eau. J'y ai trouvé brutalement en littérature l'attitude poétique qui était la mienne dans la vie - sans jeter ça dans l'écrit, encore - je veux parler du goût de l'absolu, du goût héroïque de sentiments qui nous dépassent dans des circonstances tout à fait banales, le confinement d'un appartement, l'ouverture des portes d'un bus sur quelqu'un qui nous plait. Des sentiments intolérables de lucidité dans des moments fugaces, voués à l'échec ou à la poésie en raison même de leur fugacité, parce que la plupart du temps on a déjà avalé l'orange avant d'avoir pensé à garder les belles épluchures dans sa poche.
J'ai été très marqué par Just before the war with the Eskimos, très marqué de lire dans Franny and Zooey ce que l'auteur avouait devoir à Francis Scott Fitzgerald parce que je comprenais exactement en quoi il le prolongeait, en quoi il apportait à Gatsby ses propres solutions, et comment il avait dû aimer le passage où le narrateur se retourne vers Gatsby et lui crie : They're just a rotten crowd. Les commentateurs ont souvent parlé des perplexités ou des complexités de l'adolescence pour décrire le tempérament d'Holden Caulfield, au contraire je crois qu'il s'agit d'un coeur pur dans un monde particulièrement barré, du moins prolixe en ratures. Les personnages de Salinger diffèrent un peu de l'héroïsme des personnages de François Truffaut (que j'adore aussi) dans le sens où les premiers prennent moins les choses par-dessus la jambe il me semble, ils sont moins tentés de suivre l'action en marche, de monter sur le marchepied du temps qui cavale, et d'éprouver une sorte de mélancolie à rebours. Se joue peut-être aussi une différence entre l'écrivain et le cinéaste, si littéraire soit-il. Quand j'ai dû trouver un titre à un premier effort de disque (autoproduit), je l'ai appelé Juste avant la guerre avec les escabeaux, en clin d'oeil à Just before the war with the Eskimos, et parce qu'aussi la blague prémonitoire me faisait rire par rapport à une équipe bancale qui m'entourait dans cette aventure musicale, bancale ou qui était prête à se casser la gueule, sans avoir cherché à atteindre des sommets. Je retrouve chez Salinger le sceau de la chevalerie déçue et cette sensibilité qui m'attire aussi et qui est de se créer une famille de ses personnages de fiction, c'est pour ça que j'ai des personnages récurrents dans les livres que j'écris, en m'efforçant que cette récurrence ne soit pas pesante, et qu'après L'amoureux en lambeaux j'avais envie de poursuivre même sous forme de puzzle l'histoire des frères Green - parce que Basile me délestait de toute mon amertume vis-à-vis de la manière dont les choses s'étaient déroulées dans ma vie durant trois ans (rapports avec les gens, aventure du disque Comme elle se donne), et que je me sentais encouragé en littérature (il y a des moments de l'existence où l'on trouve du soutien où l'on peut) par les histoires à la fois ténues et éparses des rejetons de la famille Glass. Franny, Zooey, Seymour, Buddy, Walter et tout le tintouin.
La nouvelle que j'ai écrite pour la revue Bordel sur le thème de la jeune fille, une grande scène de ce qui devait être un roman et que j'ai appelé : On ne se souvient pas du goût des baisersest pour le coup un hommage vraiment appuyé à Juste before the war with the Eskimos, à la nuance que je charrie un peu mon modèle et que je prends au final mes propres directions.
Comme avec les êtres qu'on admire, on entre dans une compétition saine parce qu'il n'y a pas de place à prendre et pourtant la lecture de Salinger m'exhorte à m'améliorer dans ce que je cherche à atteindre. Dans le cadre de ma sensibilité. Au gré d'une phrase je peux m'engager dans un bras de fer avec Salinger, avec une ardeur enfantine, exactement comme lorsque j'ai écrit la scène de l'arbre de Noël et de l'ascenseur pour le film de Franck Guérin je me lançais dans une partie de bras de fer avec François Truffaut, ou comme lorsque je termine telle ou telle chanson il m'arrive de faire un bras de fer avec Serge Gainsbourg, de lui envoyer : "Alors, qu'est-ce que tu penses de ça, mon p'tit gars ? C'est qui le plus fort maintenant ?" comme il devait peut-être le faire avec Boris Vian, et tant pis si pour l'instant il n'y a pas de public d'amateurs ni grand monde pour relever ce que je tente de construire à ce que j'espère être une juste valeur. J'ajouterai que ces bras de fer ne se font pas au préalable, n'ont pas grand chose à voir avec le désir d'écrire, mais peuvent intervenir en cours de route, car on pense souvent aux gens dont le travail nous porte ou nous bouleverse et qui inscrivent notre goût dans une communauté d'esprits. Et que dire du goût si ce n'est qu'il est une collection d'émotions distinctes mais reliées les unes aux autres par une cohérence intime (pour ne pas dire : conviction). Bon, je dénature un peu le choc de cette nouvelle de la mort de Salinger pour revenir à moi, puisque c'est le propos du Journal, après tout. Et de la littérature quelle qu'elle soit. Ce soir, j'ai dispersé les livres de Salinger dans ma bibliothèque, comme les cendres d'un ami cher dans un endroit secret.
31.01.10
Je ne suis pas mécontent que Janvier se termine ce soir. Entre le manque d'accélération de projets que je porte en moi, les tracas liés aux soucis de santé de ma mère, la violence de l'inertie de ceux vers lesquels se portent mes espoirs comme la violence des rapports entre les êtres que l'on constate partout, le manque de grâce en retour de l'obstination, et diverses nouvelles comme il y a deux jours encore la mort de J.D.Salinger...Ce n'est jamais bon signe, d'ailleurs, quand les poètes disparaissent de la surface de la terre... J'espère que Février qui s'annonce avec la sortie de mon nouveau livre sera plus clément. Hier soir, pour me changer les idées, j'ai voulu regarder un film. The changeling, drôle d'idée pour se changer les idées, si je puis dire. Happé par la maîtrise de la mise en scène de Clint Eastwood, l'atrocité du récit et la profonde humanité de son point de vue aussi. Bref, moi qui comptais travailler aujourd'hui je suis encore bien remué, bouleversé pa l'intrigue, le parcours d'Angelina Jolie et le parcours qu'un tel film peut faire en soi. Effroyable. Atroce et admirable.
Appel de F. qui s'est fait cambriolé. Ils n'ont pas remué l'appartement mais se sont contentés de voler l'ordinateur que je lui avais prêté pour qu'il puisse travailler (la musique). F. qui a rendez-vous demain au commissariat me demande si j'ai gardé la facture. Après une recherche d'une journée dans mes papiers (au final c'est moi qui remue de fond en comble mon propre studio), je finis par mettre la main dessus mais force est de constater que je suis le genre de types à conserver les lettres d'amour plutôt que les factures ! Il y avait sur cet ordinateur plusieurs dossiers concernant les chansons en cours. Envolés. C'est dommage quand j'y pense que F. n'ait jamais eu ou ne se soit donné les moyens d'acquérir un lieu ou du matériel pour pouvoir travailler correctement, parce qu'il a un talent immense, comme je n'en aurais guère rencontré de semblable et l'on aurait pu faire des choses encore plus fortes, sans gâchis de temps, de manière plus constante, avec davantage de volonté.
Bon redémarrage cependant côté musique depuis que Constance nous a rejoint à la guitare. J'essaie de boucler un projet d'album pour pouvoir démarcher les labels. Quand j'ai foi en une équipe de travail - et même si je ne me fais guère d'illusions sur le cirque qui nous attend, j'ai envie de mettre le coup de fouet.
Trajets dans Paris. Je crois que la société actuelle est peu faite pour moi si je suis déjà prêt à considérer comme barbares les personnes qui toussent sans mettre leur main devant la bouche.
Je passe en fin d'après-midi voir Zoé (F) à la boutique Kyrie Eleison où nous organisons une signature de Pagaille monstre le dimanche 14 février, pour la Saint-Valentin, ou comme un refuge aux personnes dégagées des obligations amoureuses (comme on dit pour les militaires).
C'est Zoé qui a attiré mon attention sur la phrase d'Edmond Rostand dans Cyrano, prononcée par Roxane : Oh...Délabyrinthez vos sentiments ! , et c'est grâce à notre conversation que j'ai pensé à mettre cette phrase en ouverture de Pagaille monstre. Zoé vient de créer pour sa boutique des badges à l'effigie de Baudelaire, Rimbaud, Proust, Lou Andreas Salomé....et Jean-René Huguenin !
Huguenin est aussi essentiel à mon cœur que Salinger. Alors j'ai épinglé ce badge contre mon coeur, histoire d'affronter Février avec force et conviction.