La mémoire (de Jean-René Huguenin) dans la peau.
De 1989 à 1994, j’ai été Jean-René Huguenin.
La lecture de son Journal à l’aube de mes vingt ans m’a appris davantage que la rigueur ou la verve, la magnitude du hasard et les basses séductions de l’existence que nous menons à cet âge-là.
Je venais d’emménager à Paris, seul, sur la rive gauche de la Seine. J’allais à la fac comme on se laisse emporter par la foule du métro à la descente d’une rame, je me liais d’amitié avec une franchise dénuée de calcul, comme on entre en chevalerie, pour très vite faire marche arrière ainsi qu’on s’extirpe d’un trait d’une eau glaciale, malgré la haute estime de ses possibilités, au bord d’une plage de la côte bretonne.
L’amour enfin me semblait hors de portée tant il me déplaisait de n’aimer qu’un peu, à moitié, faute de mieux, par désœuvrement ou concupiscence, rapprochement sans proximité et sans génie, lascivité sans grâce, comme il était courant dans les histoires qui s’amorçaient parmi mes camarades ou dans les couples que j’observais. Tant de jeunes gens bâtissaient leur histoire d’amour sur un verre de trop, un désespoir mal contenu, ou un dernier métro manqué.
J’avais pour prédisposition le panache insolent de la jeunesse, et je restais assis sur des banquettes sombres et crasseuses dans les boîtes de nuit obligatoires déplorant que la lumière soit vraiment de faible intensité pour lire une énième phrase d’Un héros de notre temps de Lermontov, de L’idiotde Dostoïevski, ou de La côte sauvage de Jean-René Huguenin.
Pour couronner le tout, je m’habillais d’un jean de couleur pourpre et d’un manteau redingote noir que j’avais dégotté aux Puces de Montreuil, seule concession de mes vingt ans à la rive droite.
Plus tard, en 1994, je quittais la rue du Regard pour aller vivre à Auteuil, dans le XVIème arrondissement, à deux foulées de la rue Rémusat où avait habité Jean-René, et mes promenades consistaient à marcher directement dans ses pas, à reprendre le trajet dont il parlait dans son Journal, quand il cherchait des idées pour écrire : le pont Mirabeau, puis les quais rive gauche, le retour par le pont de Grenelle, la maison de la radio, la rue Gros et l’avenue Théophile Gaultier.
J’étais possédé. Possédé dans le sens où je vivais les mêmes expériences, ressentais le monde à son image. Comme Huguenin, je pensais que :
« Les autres n’existent pour moi que transfigurés, c’est-à-dire lorsque je suis seul ».
A son exemple, je brûlais de tenir un Journal, j’écrivais dans des cahiers avant que n’arrive le vaste territoire intime et inexploré d’Internet, et dès la déferlante des sites persos j’embarquais en écriture, bien avant le tralala des blogs. Dans mes premiers textes, il n’était pas rare que j’évoque ou mentionne Huguenin, et bientôt, je fus contacté par des jeunes gens qui comme moi le lisaient en secret, pour eux seuls, et s’étonnaient qu’il puisse faire écho à ce point chez quelqu’un d’autre. Magie de l’écriture et de la lecture. « Ténèbres des tête-à-tête » comme dit Saint-Simon. Corps d’armée silencieux (sans les flippers de la caserne de Blois).
Des jeunes types me contactaient. Jamais des femmes. Pas encore les femmes. Il y avait un club très fermé des adorateurs de Jean-René Huguenin. Mais j’aurais préféré des femmes qui me semblent plus loyales dans leur choix (une fois que ce choix est fait, bien sûr).
Ces jeunes gens me trouvaient sur la route de leur découverte d’Huguenin et nous allions boire des cafés en journée au Petit Suisse, en face des jardins du Luxembourg, ou bien le soir au Violon dingue rue de la Montagne Sainte-Geneviève, un spot où à partir de 22h se mêlaient jeunes filles au pair et étudiants du quartier. Je ne retrouvais pas en ces disciples étourdis la flamme et la ferveur qui m’animaient. Leur affection pour Huguenin faisait partie de quelque chose de plus vaste, la jeunesse, et ce n’était qu’une lecture un peu plus élégante parmi les triviales errances de leur comportement. Une tocade sans estocade. Le code, sans la conduite.
Je leur apportais les deux livres rares, les recueils d’articles parus dans Arts ou Combat, deux livres préfacés par Michka Assayas et qui portent les beaux titres : Une autre jeunesse et Le feu à sa vie. Sur leur demande, je les leur prêtais et jamais ils ne pensaient à me les renvoyer ou me les remettre. Le dilettantisme de caractère qu’arborait ma génération m’effarait. J’ai dû acheter ces livres plutôt difficiles à trouver une bonne dizaine de fois.
En 1989, un des grands changements de la fac par rapport au lycée, hormis cette horde de jeunes gens assoiffés de savoir et de liberté qui de manière réjouissante venaient de tous les horizons peupler le cinquième arrondissement de Paris, c’était de pouvoir choisir ses cours. Embrigadé dès mon arrivée par un syndicat étudiant : l’UNEFID, que je prenais pour un club de rencontres, et qui, comme je présentais bien, m’avait demandé de tenir les caisses de la vente des barres chocolatées, je me faisais expulser de leurs rangs au bout de deux semaines pour avoir offert sans réclamer le moindre centime des Mars et des Twix aux filles que je trouvais à mon goût.
Or, vous savez comment sont les militantes, l’une avait préféré cafter par passion pour la cause, plutôt que bouleversée que je l’eusse trouvée jolie à croquer.
J’avais décidé de prendre et concentrer la totalité de mes cours du lundi au mercredi midi, un emploi du temps non stop, ce qui me ferait un super long week-end pour m’adonner à mon activité préférée de l’époque : se promener dans Paris, lire dans les cafés ou les parcs.
Du lundi matin 8h, au mercredi midi, j’enchaînais le marathon des heures de cours sans la moindre pause. Un grand délire boosté au café de la machine qui se trouvait dans le hall des amphis. C’est là que je croisais cette fille dont la beauté et le charme me clouaient d’instinct sur place. Le genre mannequin qui s’ignore mais qui, à force que tout le monde lui répète qu’elle devrait faire des photos, commence sérieusement à imprimer.
L’une de mes camarades l’avait vue taper un scandale au bureau des polycopiés parce que la secrétaire avait écrit son prénom avec un « h »
- Mon prénom faut l’écrire Natalie sans le « h », espèce de demeurée ! »
Depuis cette anecdote, je l’aimais en secret autant que je la craignais en secret.
Mais j’avais maintenant son prénom pour faire mes nuits dessus. Bientôt, toute la fac derrière moi la surnommerait : Natalie sans h.
Remontant la rue Mouffetard, j’entrais chez un libraire et tombais directement sur un livre d’Alexandre Vialatte qui s’appelle, je vous le donne en mille : « Pas de h pour Natalie ».
Vous voyez, j’étais possédé, et mes révélations passaient par la littérature. Dans les jardins du Luxembourg, je m’asseyais toujours sous la statue de Valentine de Milan dont j’aimais la silhouette altière et qu’elle soit la seule reine autour du bassin à porter un livre (contre l’une de ses hanches).
Sa devise : « Plus ne m’est rien » la rapprochait de Cioran que je lisais frénétiquement. Un jour que je contournais la statue, je vis graver dans son socle en lettres capitales le nom : HUGUENIN !
Il s’agissait non de Jean-René mais de Victor Huguenin. De cette statue le sculpteur dont j’ignorais tout. Or, aussitôt, je pris ça pour un signe ! Par quel hasard avais-je élu domicile le plus clair de mon temps sous Valentine de Milan qui affichait comme marqué au fer le nom d’Huguenin dans son marbre ?
Esprit, es-tu là ?
Quand l’esprit n’est pas là, le cœur reprend l’étendard.
A 20 ans, je voulais avancer dans la vie de révélations en révélations. Je croyais encore en une possible voie magique entre ce que l’on est et ce que la vie donne. Au diable le hasard, Dieu est dans la rencontre !
Le Journal de Jean-René Huguenin me servait de bréviaire. Ses conseils sonnaient comme des paroles d’évangile, pour la littérature : « Se garder de la mièvrerie », comme pour la vie : « Je cherche en vain des êtres brûlants ».
Je ressentais la qualité de son orgueil qui n’est jamais une façon de prendre les autres de haut mais de les appréhender justement. Cet orgueil qui n’est rien d’autre que le courage qui se surprend dans un miroir.
Son unique roman : La côte sauvage me semblait si parfait, si maîtrisé, si adulte. Qu’aurait-il pu écrire par la suite ? Une leçon vive encore aujourd’hui pour moi qui ai la sensation d’être à chaque fois dans la préadolescence de la phrase idéale.
C’est comme si Jean-René Huguenin avait brûlé sa vie en un seul roman.
Je voulais vivre, et je décidais donc de toujours garder des cartouches pour la suite. D’être incandescent par étapes.
Et puis, après La côté sauvage, je tombais systématiquement amoureux de toutes les filles qui se prénommaient : Anne.
A la fin du deuxième film du cycle : « La mémoire dans la peau », il y a une scène hors du temps (le temps qui, comme vous savez, n’est qu’alternance de cascades, scènes de parlotte, d’amour, bonheur éphémère, et courses poursuites impitoyables) où Jason Bourne joué par Matt Damon va retrouver une jeune beauté russe à la peau blanche comme une nuit de Saint-Pétersbourg, et lui apprend la vérité tragique sur ses parents, tragédie dont il est l’auteur, vérité dont il est la victime, par souci d’une mémoire dont il est lui-même cuisamment privé.
Si j’avais réalisé un tel film, je l’aurais terminé sur cette scène : Le héros solitaire, Jason Bourne, quittant l’appartement de la jeune beauté russe et marchant dans les rues désertes et enneigées, avec en voix off ce passage extrait du Journal de Jean-René Huguenin :
« Nous n’aurons même pas eu le temps de nous connaître. Il faut déjà tuer.
Je serais capable de tout sacrifier à cet amour, même ma liberté. Mais, pour qu’il survive, il faudrait aussi que je lui sacrifie la seule chose à laquelle je ne puis renoncer : l’honneur.
Je ne crains pas les coups, ni la douleur. Je crois même que je ne crains pas la mort. Ce qui me fais le plus mal, c’est le mal que je lui fais.
J’accepte la souffrance parce que j’ai toujours pressenti que ma destinée était tragique, je n’ai jamais cessé, même dans le bonheur, de me préparer à souffrir.
Ma destinée est tragique, mais c’est moi qui le veux : je préfèrerai toujours le désespoir au déshonneur. »