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05.03.05

  

Hier en fin d'après-midi la neige qui tourbillonne dans le quartier Saint-Lazare. J'ai une petite caméra et je me dis qu'il faudrait que je filme davantage ces choses qui me touchent - pans d'immeubles, pans de mémoires - et qui disparaissent, comme le magasin Mark and Spencer qui n'existe plus, sur les grands boulevards, et auquel je rattache de doux plaisirs de soirs d'hiver, morceaux de glacier qui se détachent, elle m'attendait au Café Zéphyr et j'arrivais toujours par un chemin de surprise, dîners de petit luxe avec un amour.

Le cinéma pour soi ou à des fins de divertissement ce n'est rien d'autre finalement que de filmer ce qui disparaît, c'est une tension permanente, un espace, entre le désir subjectif d'aller de l'avant et ce qui file inexorablement entre les doigts. Un appétit pour le vent et l'archive, une poursuite sans relâche de la beauté, car la beauté s'appelle mouvement.

J'aime beaucoup Keira Knightley dans le film Love Actually, je lui mangerais bien le cou. Frédérique prétend que je devrais créer le club des mangeurs de cou ; je me vois déjà introniser des passantes, et aussi ouvrir les séances par une formule du genre : "Alors, de qui avez-vous mangé le cou cette semaine ?" 

David me dit :

- Tu ne trouves pas ça complètement obscène les couples qui se léchouillent dans les Cafés. On dirait des clébards ! Crois-moi les filles qui ont réellement de la classe, elles ne roulent pas des patins dans les Cafés.

- Et où le fontaine alors ? (Cela m'intéresse)

- Je ne sais pas moi, dans un square.

- Dans l'ombre d'un square.

- Dans un endroit un peu reculé.

- Dans une impasse. C'est toujours une délicieuse impasse, s'embrasser.

- Dans le passage des Panoramas.

- Dans le jardin secret au fond de la rue Récamier.

- Dans le jardin qui n'existe pas, dans ton Journal tu sais, le jardin de Londres qui n'existe pas.

- Oui dans le jardin que je ne retrouve pas, dont je ne retrouve pas l'entrée et qui n'est sur aucune carte.

- Pendant tes concerts.

- Ca dépend des chansons quand même ! Sur certaines chansons ce serait vraiment dégueulasse de faire ça.

- Dans la cuisine. Quand elles font la vaisselle et que tu viens les tripoter par derrière, moi j'adore ça.

- Voici une réflexion qui va plaire pour la journée de la femme, dis-je.

- Le jour de la journée de la femme ! Ce jour-là, il faudrait qu'elles puissent nous rouler toutes les pelles qu'elles veulent.

- Oui, sauf si on se cache.

- Pardonne-moi mais ce serait très con de vouloir se cacher.

- Oui sauf si on veut faire ça dans un square, comme tu le préconises, et si justement ce square est le jardin qui n'existe pas. Je veux dire si on veut aller dans un square pour s'embrasser et que, franchi le portillon, on tombe dans le jardin qui n'existe pas.

- Hum. Ca y est tu es guéris, n'est-ce pas, Jérôme ? 

- Oui. La fièvre est tombée, le délire revient." 

 

07.03.05

 

J'éprouve souvent une douleur d'enfant à voir comment certaines personnes que j'estime sur divers plans se comportent sur d'autres ; et trouveront toujours des arguments circonstanciels pour prévenir mon visage.

 

08.03.05 Ailes jetées dans la fosse.

 

Vanessa m'invite à une expo de polaroïds de Warhol - le genre de trucs d'un intérêt fracassant ; est-ce que Rembrandt prenait des polaroïds ?  - elle me cite le nom des personnes qu'elle va y retrouver, et je lui demande si elle a des nouvelles de cette fille prodigieusement jolie qui avait eu une histoire avec Jeanne - pour se rétracter au bout de deux coucheries - qu'elle appelait des essais, quand l'autre appelait l'amour.

 

 

Musique. Visions de Mathieu, idées très motivantes pour les guitares sur La prémonition. Les maquettes du prochain album avancent, se précisent, comme la couleur de l'ensemble. Je voulais apporter un titre inédit sur France Inter lundi prochain, pour le diffuser dans l'émission de Serge (Levaillant) mais Rodolphe soutient qu'en dehors des concerts il vaut mieux garder le secret sur les nouvelles chansons, préserver l'album jusqu'à sa sortie en août, ce qui se défend.

Le concert de mercredi - dont j'ai grand hâte, se jouera à guichets fermés, quelques désistements de dernière minute permettront certainement de donner des places en plus, mais les invitations sont parties très vite, en moins de trois semaines on est arrivé à plus de 400 réservations.

 

09.03.05 Victoria tous les jours.

 

- Je te verrai bien avec une fille comme Julia Roberts, me dit David. Elle ressemble un peu à Victoria, il s'était passé un truc entre toi et Victoria n'est-ce pas ?

- Pas plus qu'avec Julia Roberts, dis-je. Enfin ça avait failli, et puis voilà, de failles en failles ça avait failli.

- Elle avait des seins superbes. Tu aurais été amoureux de ses seins. Mais c'était une vicelarde, je me souviens quand on était en Tchécoslovaquie, pendant que je dormais elle venait voir...

- Elle venait voir quoi ?

- Elle venait mater, quand je dormais, en caleçon quoi...Et puis elle était mytho cette fille, elle racontait qu'elle faisait des tours de Mirage 2000 en Corse.

- Dans ma version c'était des tours avec une boîte Magie 2000. Elle devait vraiment être mytho. Et elle était aux commandes de ce Mirage 2000 ?

- Non, quand même pas. Mais il s'était passé un truc entre vous ?

- Pas à cette altitude. Il aurait pu se passer un truc, mais ça ne s'est pas fait. A cause du caractère. L'attraction sans l'intuition de caractères compatibles, pour moi ça ne va même pas jusqu'à la chambre. Il y a les seins peut-être, la grâce de la nuque, l'émotion des clavicules, mais il y a aussi les caractères...comme chez La Bruyère.

- En parlant de la bruyère quelques mois après que tu la fréquentes elle est sortie avec un copain à moi, qui était odieux avec elle, un jour à une soirée il y avait eu beaucoup de pluie et ils avaient baisouillé dans le jardin...

- Dans le jardin qui n'existe pas ?

- Non dans le jardin de Yannick Courty. Mon copain avait baissé la culotte de Victoria et il l'avait traînée ensuite sur toute une longueur de jardin, et elle avait le cul plein d'herbe, plein de mousse.

- Et il racontait ça ? Il était fier de raconter ça ?

- Oui ça le faisait rire. Il était odieux avec elle. Il la méprisait.

- Et il est devenu quoi ce type ?

- Maintenant il est prof avec un chien, deux chats, deux gosses, et une maison dans le trou du cul de l'Oise.

- Avec plein de mousse ?

- Et il est marié avec une femme qui le materne, qui décide pour lui, qui l'emmène tous les matins au boulot. Il regrette Victoria tous les jours.

- Tu es un moraliste en fait. Comme La Bruyère.

- Tu lis quoi en ce moment ?

- Sophocle. Je ne peux pas me sortir d'Antigone. Je n'y arrive pas. Je suis très préoccupé par Antigone. Je cherche mon Antigone, je me cherche en pensant à la dureté d'Antigone, à ce mélange de dureté et de soins qu'elle prodigue. Il y a cela dans l'espace des chansons que je construis avec le groupe. La dureté et le soin. Je dirais que le travail des chansons est la création d'un espace antigonal. Et Antigone c'est aussi les larmes et l'espérance. C'est Sophie Scholl. Je pensais à ça l'autre jour, en marchant dans le quartier. Pourquoi l'histoire de Sophie Scholl m'a toujours intéressé, bouleversé ? C'est aussi parce qu'Antigone poursuit sa route dans le destin de Sophie Scholl, pour employer une tournure qui plairait à Henry Bauchau je dirai qu'Antigone poursuit sa route dans la figure volontaire - et sacrifiée à une espérance effleurée mais inévitable - de Sophie Scholl.

- Je vais m'acheter ça en allant à la piscine ce soir.

- Je te le déconseille fortement, évite Sophocle pour la piscine. Quand le poète Shelley s'est noyé, on a trouvé un volume de Sophocle dans sa poche. Et pourquoi, au fait, tu ne vas pas à la piscine de la rue de Pontoise le mardi soir avec Jean-Vic et Damien ?

- C'tte bonne blague ! Parce qu'ils savent pas nager !"

 

Progressivement je vais rentrer dans ce temps long, fragile et impatient d'avant les concerts, où se mêlent l'attente et la réflexion, sur ce qui est obstacle et lumière, et que j'espère toujours dénouer sur scène, comment le dire mieux, je ne crois pas ce que dit Sandra quand elle prétend que les gens viennent prendre tes drôles de chansons droit dans le coeur et t'entendre dire que la vie est dégueulasse comme on lit Cioran, il y a autre chose et j'espère toujours être à la hauteur de cet autre chose qui justifie tout, je veux dire qui justifie et l'écriture des chansons et l'écriture ici, de ce Journal, qui fait que pour l'instant la vie me permet de résider dans ces deux écritures, de faire de ces deux écritures ma maison.

Je ne suis jamais chassé par l'écriture, parce que rien n'est jamais fixé de manière satisfaisante.

Dans le temps avant les concerts je tourne en rond, je trépigne dans les chansons qui sont comme des vêtements éparpillés, boîtes à chapeaux ouvertes dans la cour de répétition, c'est un grand salon d'essaye pour le coeur, et avec le groupe il faut rassembler, se rassembler au service de ce que les chansons ont à transmettre, et faire des chansons un truc absolument abrasif, sexy, et bouleversant.

 

10.03.05

 

J'ai toujours habité des rues alors qu'on habite que des passages.

 

13.03.05

 

Tellement de pistes et pourtant chacun de nous n'aura qu'une seule route.

 C'est aussi lié à l'écriture ; chaque fois que j'écris je choisis, je renonce à d'autres directions, à des idées, des angles du récit, des mots et des blagues qui surviennent. Dans la vie il y a des fois où le temps nous paraît plus physique que d'ordinaire du fait que nous l'occupons, assiégés par notre propre incapacité à choisir, à décider fermement d'une direction qui nous coupera (peut-être, momentanément) toutes les autres. Et pourtant si vivre c'est souvent piétiner, écrire c'est toujours choisir.

 

Oracles en devenir. Je suis décidé à faire quelque chose, et sur le chemin, en chemin de cet acte, il y a un incident : une fille qui réajuste sa chevelure, accroche ses cheveux à une pince laissant tomber quelques mèches comme le sable file entre les doigts, quelques secondes qui me révèlent les infinies possibilités d'une odyssée toute autre ; l'urgence de l'acte et son côté impératif perdent en moi devant cette beauté entrevue, je ne vois que les douleurs du monde, que les douleurs du passage, que les buildings qui poussent le long du périphérique et la difficulté d'être.

 

Demain lundi, marathon entre les interview radios : Oui FM, France Inter en direct dans la nuit, et une dernière répétition fleuve pour le concert de mercredi. Ce qui est passionnant dans cette aventure c'est que l'on arrive à faire de chaque nouveau concert un événement plus important que le précédent. Il n'y a pas de relâchement, pas de travail ni d'expériences moindres.

 

Mon cinéaste français préféré du moment est le coréen Hong San-Soo. Il est le cinéaste actuel de la Nouvelle Vague : âpre densité du moment vécu, flottements nourris comme chez Eustache, idées poétiques à la Godard qu'il intègre pourtant au récit - tandis que chez Godard chaque trouvaille poétique fait éclater le récit, comme une bande qui sortirait de son ornière - triangles amoureux, scénettes de l'incapacité à faire le grand saut dans le monde adulte (toujours flou) et difficulté d'être - comme chez François Truffaut.

A cela il rend tout le temps hommage à la beauté, à la force - force parce qu'elles n'ont jamais le choix de faire autrement - à la suprématie des femmes qui sont le but, la nécessité et la saison triste des hommes, et y incorpore aussi cette idée de chevalerie errante : les hommes baladés d'une femme à l'autre, d'un lieu à l'autre tout aussi bien. C'est souvent l'histoire d'une personne - ou d'un pays - qui ne trouve pas sa place, qui à force de rester en devenir finit par s'établir en marge des autres et de soi-même. D'où l'importance du monde du souvenir qui est le seul pays valable et d'où l'on est. C'est en cela que l'on peut parler d'éternelle adolescence, de doinelisation pour les personnages masculins de Hong Sang Soo : des amoureux qui reviennent eux-mêmes sur leurs décisions (parce qu'il est tentant dans la vie d'imiter le cinéma et donc de rejouer les prises pour s'améliorer) ou qui se font éjecter par la vie courante ; par les dominants qui n'ont jamais de dominos pour eux.

Le film d'Hong San-Soo que je préfère reste Turning Gate ; j'aime beaucoup la seconde partie ; aussi parce qu'elle me fait penser au nord ; les corons et les coréens si je puis dire ; ces paysages de palissades, de terrains vagues et de petits baraquements où habite la jeune fille du train me font penser au nord, à ce que je voyais par la vitre de la voiture, silhouettes passantes, morceaux de tissus au vent, et aux histoires possibles que j'imaginais, quand nous partions pour les vacances dans la famille, derrière les collines et les champs de betterave, en Belgique.

 

17.03.05

 

Il y a toujours quelque chose à apprendre d'une journée. Le vendredi 10 mars nous répétions dans le quartier Stalingrad, une cave transformée en studio. A deux reprises je quitte les guitares et les rythmes sauvages du groupe, prétextant une course, pour descendre jusqu'à la Gare de l'Est attendre des trains providentiels qui n'ont plus de source.

Il y a beaucoup de vent sur le trajet, vent qui démonte les cols des manteaux, les écharpes affrétées à la va-vite comme des vaisseaux fragiles, et le soir qui s'apprête à sombrer dans la rue du Faubourg Saint Martin. Le premier train est attendu à 14h 10, un autre à 16h27 marque un léger retard. Il y a là la population des gares, des militaires et des mendiantes, des hommes qui crachent par terre et des jeunes femmes aux épaules blessées par des sacs trop lourds pour elles.

De cette journée où je vécu comme un papillon posé sur un mystère au café - voici ce qu'est la Gare de l'Est, voici ce que j'appris : ce ne sont pas les trains qui n'arrivent jamais, ce sont les personnes en lesquelles on espère qui ne montent pas dedans.

Tout le long de ce trajet héroïque c'est à moi que je parlais, et non à l'issue de cette visite improbable rendue à mon passé. L'amour nous jette contre des murs. Quelque chose parle, quelque chose est parlé. Ou bien n'y a-t-il que des alertes dans la vie de quelqu'un ?

 

21.03.05 

 

Concert abrasif et vénéneux mercredi dernier au Réservoir. Grande lumière du groupe qui ne cherche jamais la démonstration mais se met au service de l'intensité du présent, soutenu par l'efficacité rassurante de Philippe Houdre au son. Après, c'est toujours une lutte entre le temps qui file, les chansons qui n'ont que leur rage immédiate ou leurs marécages solides pour convaincre, et l'espace à créer.

J'ai reçu ce mail parmi d'autres qui m'ont fait bien plaisir : " Mieux qu'un rendez-vous galant, une véritable communion (j'ai toujours eu la conviction qu'il y avait une dimension religieuse dans ton travail, j'en ai maintenant la certitude). C'était à la fois beau, sombre et puissant".

Dès la sortie de scène je suis happé, capturé par la caméra de Frédéric Taddéi. Je ne comprenais pas pourquoi dans son émission l'âme des interviewés a souvent l'air de courir derrière leurs paroles hurlées ; hé bien c'est parce qu'il y a réellement beaucoup de bruit alentours. C'est très difficile de répondre aux questions, comme ça, de créer avec spontanéité quelque chose d'intéressant, de montrable, secoué par la houle alentours et au débotté d'un concert heureux mais vif et éprouvant ; cependant j'ai bien aimé la fin de l'interview où nous parlons de l'héroïsme des filles parce que mine de rien je fais planer - et vivre subrepticement - dans cet échange avec Frédéric l'ombre jamais tout à fait ombre d'Antigone.

 

22.03.05

J'entendais parler d'elle par ci par là, qu'elle me blessait déjà par recoupements.

 

23.03.05

Sa robe était une réplique de celle de Pénélope dans une couleur adverse. L'été lui noircissait les doigts. Elle aurait pu mourir d'être choisie puis rejetée comme un fruit qu'on abandonne au dernier moment parce qu'un plus scintillant a attiré notre oeil dans la corbeille.

Il en va ainsi des étoiles mais la corbeille est à notre portée - voici ce qu'est le sexe dans 75 % des cas.

Les amis des anciennes virées conduisaient des poussettes le dimanche sur des circuits réglementaires autour de bassins ternes, il y avait toujours dans les conversations le fantôme de quelqu'un parti trop tôt. J'ai tourné des fictions d'avoir cru en l'amour. Et toi, qui te prend dans ses bras quand le soir tombe et que le vent se lève ? Oui, dis-je, quand le soir tombe le vent se lève. Je ramasse le premier et cours après le second.

Elle souhaitait voyager dès l'été prochain avec ce type rencontré dans un concert, prendre le train jusqu'à Toulouse et ensuite se faire un trip Stop jusqu'en Espagne - Lui au moins, les voyages ne lui font pas peur, pas comme ce garçon qui te ressemblait - Elle parlait de moi en disant : ce garçon qui te ressemblait, pour appuyer l'idée qu'elle trouvait que j'avais changé à son égard ; mais je n'avais pas changé, en s'éloignant des autres on se rapproche de soi-même, c'est triste, ce n'est pas vrai systématiquement, il faut aller contre ça, nous voulons tout donner, être plus que nous-même et la vie nous réduit à des priorités - Et ce type qu'est-ce qu'il vaut, est-ce qu'il vaut l'Espagne avec toi au moins ? Il est très bien mais il a un problème d'alcool, bien sûr toi tu n'as aucune indulgence pour ça, pour les types, à part ceux de ton clan qu'on voit dans les Cafés, tu n'as aucune indulgence, tu te tiendras toujours droit,

sévère au-dessus des types, mais c'est parce que tu ne peux pas comprendre. Oui sans doute, moi je n'ai pas de problème de thé, dis-je pour le mot. J'irai voir les Velázquez et te téléphonerai à ce moment-là, je te raconterai ce que je vois, (Pour Les Ménines, tu ne verras pas ce que tu vois) et aussi s'il y a des filles jolies comme au Louvre, je te raconterai s'il y a des filles jolies qui ont l'air de s'ennuyer, de traîner les pieds d'un tableau à l'autre. Et que tu appelles : des cygnes, ou des bouilloires. Un jour tu avais prononcé le nom d'un peintre et j'avais juré de voir tous ses tableaux jusqu'au dernier, et qu'au dernier tu tomberais amoureux de moi, tu me supplierais d'être à toi. Mais c'est une promesse insensée, c'est tellement dispersé, tellement impossible. Aux autres c'est du désir, du menu fretin, mais à soi on ne fait que des promesses insensées. Pourquoi ? En Espagne on dîne à 22 heures et les gens sont bien plus accueillants qu'ici. J'aime les voyages parce qu'on ne sent pas la violence partout. Si on reste trop ici, si on stagne, la violence ça devient terrible. Jérôme. As-tu déjà fait pleurer quelqu'un de bonheur dans l'amour ? Et ça a servi à quoi ? Maintenant qui te tiens fermement quand tu tombes comme le soir ? A moins que tu ne préfères te lever et partir comme le vent.

 

24.03.05 Adolescence.

 

Quand c'était pour de la Danette, on se levait.

Quand c'était une 2CV verte, on se pinçait.

Mais quand c'est un ange qui passait,

On s'embrassait.

 

Avec Rodolphe nous sommes chassés par une violente averse de la terrasse du Chai de l'abbaye où nous prenons un café. A l'intérieur, non loin de la table où nous trouvons refuge, trois jeunes femmes dont une pâle et élancée, qui a une extraordinaire chevelure, des franges dans les yeux et comme un toboggan en pente raide mais soyeux dans le dos. Elle porte une fine robe blanche sur des jeans, et un gilet noir attaché par un unique bouton. Elle se penche vers son sac et je dirais : pas de soutien-gorges. Elle a renversé une bouteille d'eau minérale dans son sac et rejoue de manière assez vulgaire Titanic à ses copines. Ce qui est sauvé du naufrage : son agenda Ben, et, bien entendu, son téléphone portable. Dehors, ciel de pluie incrusté de soleil couchant. Promenade dans le quartier. Tant qu'un nouvel amour n'aura pas renversé tous les autres je continuerais comme ça, à fouler l'univers en suivant des odeurs de shampoing.

 

28.03.05 

La Ford blanche ridait l'autoroute déserte après la séparation avec Lille et j'exerçais ma tyrannie en monopolisant l'auto-radio, adieu Ray Conniff tchao Bing Crosby, et bienvenue aux tubes immortels de Renaud avec Hexagone dont je ne pipais pas grand chose aux paroles mais dont j'appréciais la verve et le débit, et ma maman écoutait sagement les harangues délurées de la chetron sauvage elle qui avait voté Giscard toute sa vie et détestait Mitterrand. Après Valenciennes c'était l'apparition de ce grand marque pages de frontière et la campagne et les canaux du Hainaut, les prairies et les petites maisons en brique rouge, le ciel changeant et le coeur immuable, les peupliers au loin sur la colline, les vaches que la voisine en jupe et bottes de caoutchouc menait aux

prés, et il faudra que Jérôme assiste à la naissance du petit veau - la naissance des veaux j'y assisterai chaque jour, plus tard, dans mon adolescence - la bonne crème au chocolat de Mamita et les deux petites voisines aux boucles d'or, Sandrine et Nathalie, que Papoum conviait à mes trousses pour la quête effrénée des chocolats cachés dans le jardin - chacun des enfants muni d'un panier, et que douce est la rosée au contact de la main qui cherche un trésor et s'impatiente déjà de l'espoir d'un suivant.

L'après-midi je suivais le chat Poupousse et montais dans le grenier où mon grand-père avait son atelier, je m'imprégnais de la bonne odeur de la peinture en existence. Loin des paysages appliqués de Belgique et de natures mortes à l'orange, au vase chinois ou au paravent, les toiles tournées contre les poutres cachaient des femmes à la toilette, nues pour la plupart, et si j'avais à l'époque des mains trop petites pour les découvrir en entier sans risquer de faire des dégâts, aujourd'hui j'ai confié la charge des dégâts à mon coeur, et mes mains les retourne d'un coup.

Je dormais sur un lit d'appoint dans le salon et parfois encore à Paris le goutte à goutte de la baignoire me rappelle le tic et le tac effrayants de la grande horloge sinistre au carillon de cuivre qui me laissait éveillé, des bandes dessinées de Blueberry sous le lit, n'osant cependant allumer une lumière de peur de déranger, même pour une autre pièce, même dans ma propre famille.  

Le matin l'odeur du pain frais et des lichettes de saucisson que Tonton Bison découpait, le chocolat fourré à la crème - je préférais le Côte d'or tout simple et dans la longueur de la barre grignotais le petit éléphant en dernier - qu'il allait chercher dans sa planque, un tiroir du bas de l'armoire, et la famille des quatre soeurs se retrouvait autour de la grande table de la cuisine, puis les femmes bavardaient en essuyant la vaisselle et leurs hommes de hasard, leurs pièces rapportées, fumaient sur le perron en comparant leurs autos. Déjà l'heure du départ, charger le coffre de la Ford blanche de tout un tas de bonnes choses achetées le samedi soir au supermarché Délaize (pas Deleuze, Délaize), ou à la boulangerie Jean et Jacqueline sur la route de Brugelette, cornets à la vanille, cramick, tarte au riz, que nous mangions dès le soir du retour à Paris avec des tartines de Maredsous et de Chimay, et des bons oeufs à la coque rougeoyants comme un soleil impressionniste sortis le matin même du cul de la poule.

Nous retrouvions le bruit de la ville, la moquette de l'appartement clair, les chouettes séries à la télé, et avant tout cela le trafic du périphérique nord où mon père disait toujours, l'air grave, pointant un doigt vers La chapelle ou Clignancourt :

- C'est là qu'ils ont tué Jacques Mesrine."

Le soir tombait rapidement sur un bain chaud à dix-huit heures et un festin de petites choses.

Alors bien sûr, ce n'est plus jamais ça, le week-end de Pâques. La vieille Ford blanche ainsi que mes souvenirs n'est désormais qu'un tas de pièces détachées. Un jour j'emmènerai une fille sur la colline et je me mesurerai peut-être aux peupliers. Adieu Ray Conniff, tchao Bing Crosby.

 

29.03.05

 

Vu L'esquive de Abdellatif Kechiche, à la télé. Je ne vais pas au cinéma dans les périodes où je n'ai pas d'amoureuse. Trop déprimant d'aller au cinéma sans personne à mes côtés, je veux dire : sans personne à bécoter. Si un jour j'écris un film je mettrais exprès, sciemment, une ou plusieurs longueurs dans le récit pour que les gens puissent se bécoter sans rien perdre du propos ; j'enlèverai ces longueurs pour la version DVD. Oui, juste pour le cinéma. Sinon c'est trop déprimant.

La dernière demi-heure du film est éblouissante, admirable de justesse et d'intelligence en juxtaposant, mêlant, enchaînant ces deux tensions qui sont la tension de l'intime ou d'un premier cercle d'intimes (amis, rapports amoureux où se définir) et la tension du monde extérieur (la société telle qu'elle surgit, telle qu'on l'oublie et pourtant qui revient, qui s'impose, la tension policière).

Co-existence de ces violences, soi-même et le monde autour. Les questions sans réponses et les réponses dans l'ignorance des questions. Abdellatif Kechiche donne une vision très juste, très vive et lumineuse de l'adolescence, ce temps de non répit.

J'ai souvent pensé à Doillon en regardant le film. Au cinéma de Jacques Doillon. J'ai adoré la caméra d'Abdellatif Kechiche qui cerne les personnages et les isole, leur donne une dignité existentielle, un royaume défait pour un regard.

 

30.03.05

 

La petite fille en bleu - au deuxième rang à cinq places en partant de la gauche - écrit au petit garçon en pull marin - du dernier rang à deux places en partant de la droite (entre Antonio et Djibril).

 

 Cher Jérôme,
Des anecdotes sur notre passé commun... Retour très agréable en arrière... Toi, tout d'abord, petit garçon sage, doux, réservé, rêveur, timide, dont les joues rosissaient dès l'approche d'une petite fille (si!si!) mais qui avait néanmoins une p'tite lueur coquine au fond de ses grands yeux bleus... Toi, qui fut si fier de ton papa (et comment nous l'aurions été à ta place!) quand il nous a tous invités, un jour, à Roissy... Te souviens-tu? Le voyage en autocar avec Mme Pingot (notre institutrice), l'aéroport qui tout-à-coup s'imposa à nous, la fameuse Tour Camembert, la halte dans un avion à terre à regarder un petit film (seule fois d'ailleurs où j'ai "pris" l'avion), ton papa que nous regardions et écoutions tous avec beaucoup d'admiration, et le retour tardif qui fit que ce jour-là nous déjeunâmes exceptionnellement à la cantine, accueillis par notre grand et beau directeur (steack/frites! Je m'en souviens comme si c'était hier... La télé était là pour un reportage sur l'alimentation scolaire... Seule fois où j'ai déjeuné à la cantine!!). Sur la photo, j'ai oublié quelques noms, je l'avoue, excepté le tien, celui de Djibril, d'Antonio, d'Amyn, d'Emmanuel, de Gaëlle, d'Isabelle dont nous nous moquions beaucoup (l'enfant est parfois cruel), de Sébastien, d'Arthur, de Laeticia, d'Eric (1er de la classe dont je ravis une seule fois la place, j'étais toujours deuxième derrière, "le petit cheval blanc" comme se plaisait à dire le Directeur!) et de Pascale... Cette dernière, j'ai du mal à penser que tu aies pu l'oublier, tous les petits garçons étaient amoureux d'elle, secrètement ou non... Elle revenait de Ouagadougou (Burkina Faso) où son papa était allé vivre quelque temps en tant que médecin , des anecdotes plein la tête (invasion d'araignées...) qui nous impressionnaient beaucoup. Elle était très mignonne, avec ses beaux cheveux frisés et ses yeux rieurs... J'étais un peu jalouse d'elle (gentiment), moi (dont le nom de famille faisait rire, référence à la marque des machines à laver), avec deux nattes comme Laura Ingalls, que les petits garçons regardaient plus comme un "copain" de récré, moi qui pourtant embrassais mon oreiller la nuit en pensant à l'élu de mon coeur... La récré, parlons-en, dans la cour ou le préau d'André Marsault, on jouait aux billes (en terre!, les seules qui comptaient)) et à un jeu étrange (collectif) qui s'appelait "bleu, blanc, rouge... On faisait aussi des cercles à plusieurs (avec une personne au centre) en chantant... : "un samedi soir, je dis à ma mère, voulez-vous savoir le garçon que j'aime, c'est un jeune garçon à qui j'ai donné mon coeur... J'ai donné mon coeur à.... Etc...". Une chanson qui en a fait rougir des joues... ;-))) Que te raconter d'autre : nos allers-retour à la piscine de colombes où nous attendait notre cher maître-nageur "Tonton Ninique", la radio du car qui diffusait  "Banana split "de Lio que nous chantions tous en choeur, "Satanas et Diabolo" à la télé lors du goûter, l'anniversaire de Franck en classe où son grand copain Jean-Christian lui offrit la fameuse voiture de Starsky et Hutch avec deux figurines, l'histoire de Perlette la goutte d'eau, un exposé sur le hanneton, un autre sur les cumulo-nimbus,  une chanson reprise par toute la classe sur un quai de métro " c'est l'enfant de la misère...", 

la remise des prix durant laquelle je sentais le regard de mes parents sur moi lors de ma montée sur l'estrade (prix d'honneur ou d'excellence, cela dépendait du travail de l'année d'Eric...Toi, tu recevais chaque année le prix de camaraderie... Pourquoi le prix de camaraderie ? Déjà, je ne sais qui le décernait vraiment (le directeur, l'institutrice, je ne crois pas que c'était nous, j'avoue avoir

oublié), mais ce que je sais c'est que tu étais un petit garçon timide, sage, doux, gentil, à l'écoute et délicieux pour tout ça, et que tu plaisais beaucoup aux mamans (en tout cas, la mienne t'aimait beaucoup), et à leurs filles aussi... ;-))) Et puis, c'est vrai que moi qui traînait tout le temps avec Djibril, Amyn, José (ce cher José Vaz), Laurent, Franck vu que je faisais le chemin de l'école avec eux, le marché des Vallées devant lequel j'habitais ("ma soucoupe volante"), les immeubles SCNF, l'usine Hispano-Suiza..., jamais je ne les ai entendu dire du mal de toi, tu étais vraiment aimé car animé en aucune façon de méchanceté gratuite... De qui étais-tu amoureux? Ouh, là, là... De moi, ça m'étonnerait où j'espère bien que tu te serais déclaré malgré ta timidité... ;-))) !!! De Pascale, je pense, comme tous les autres petits garçons, maintenant, tu étais peut-être l'exception... Pascale, c'était la petite fille avec le tee-shirt à col roulé avec des motifs de judoka... Anne-Christine peut-être...? Je suis à nouveau en contact avec elle... Elle était très très mimi... Hier soir, je lui ai dit via msn que je t'avais retrouvé et elle se souvenait très bien de toi... "Un petit garçon avec de beaux grands yeux bleus, timide...". Tu vois, tu n'as pas été remarqué que pour ta camaraderie à l'époque... ;-))) (...) Si j'avais une baguette magique, je me rééchapperais bien de temps en temps dans cette classe pour ressentir à nouveau cette sérénité, cette insouciance d'enfant, protégé que nous étions par notre papa et notre maman, avec des rêves pleins la tête je croyais encore au père Noël, aux crapauds qui se transforment en Prince Charmants, et c'était bien...).

 

Chère Florence, que de souvenirs se pressent et reviennent en tête du petit garçon que je retrouve grâce à toi. Je me souviens du dernier jour d'école, mes parents déménageaient, j'allais quitter notre classe et cette ville de banlieue avec le chemin de fer qui mène à la gare Saint-Lazare, les boulangeries comme des lanternes dans le soir tombant et la sirène de l'usine Hispano-Suiza, j'allais quitter Arthur, Djibril, José et Antonio, j'allais quitter l'Afrique, la Guadeloupe et le Portugal, après quatre ou cinq années de bonheur pour rejoindre un prestigieux collège privé sur les hauteurs d'une douce ville bien gonflée d'elle-même, et ce dernier jour, le jour final de la distribution des prix, je ressentis pour la première fois de ma vie cette étrange impétuosité mélancolique des départs,

je compris de manière plus dure et plus évidente que je l'eusse éprouvé à chaque vacance d'été, ce qu'est de se sentir libre mais errant, déraciné à chaque fois de ce qui vient d'être vécu, accumulé au nom du coeur, fier de se sentir solide parmi les siens mais blessé de douleur par la solitude et l'appel du courant qu'on ne peut jamais remettre au lendemain.

Quand même, un moniteur de piscine qui s'appelle : "Tonton ninique", il aurait fallu faire preuve de méfiance ! 

Je me souviens de Franck que je trouvais brutal dans ses manières, très voyou pour un petit garçon, et puis j'appris que son papa n'était plus là, qu'il vivait seul avec sa maman, j'appris aussi peu à peu à devenir son ami, à l'apprécier, il habitait à côté du marché en forme de soucoupe volante, à la fin de l'école la dernière année je l'accompagnais toujours jusqu'à sa porte, j'avais beaucoup d'affection pour lui. Je me souviens d'une boum chez Caroline où je tenais la chandelle tandis que d'autres s'embrassaient, et la mère de Caroline était rentrée plus tôt que prévu, elle m'avait pris à part en bas des escaliers et m'avait dit

avec un air sévère : Je sais très bien ce que vous faites dans les chambres !"  Je me souviens du square de la rue Cambon en face duquel j'habitais, de la boulangerie des parents de Gaëlle au-dessus du pont du chemin de fer dans un quartier sinistre et des chouquettes délicieuses qu'elle apportait les jours de classe si détendus avant les vacances. Je me souviens du troquet Chez Elie où mon papa avait ses habitudes, et où je prenais un jus de poire granuleux. Du troquet et des tracas. Par contre je ne me souviens pas que j'avais les yeux bleus moi qui ai les yeux verts, mais je te fais confiance. Et je m'aperçois à te lire que je n'ai pas du tout grandi parce que très souvent la nuit j'embrasse mon oreiller - en pensant à un amour secret, une fille d'en face ou une fille qui

passe - ça y est, elle est passée - à une histoire trop vite stoppée ou à une éternité dont le temps m'a floué, me laissant une écharde pour sommier. 

 

03.04.05 Le jour où j'ai failli intervenir dans la carrière de Virginie Ledoyen.

 

Jeanne et le garçon formidable sur France 4. Chaque fois que je revois ce film je suis impressionné par la qualité d'écriture des chansons, qu'on serait bien en peine de trouver ailleurs dans les comédies musicales françaises, filmées ou jouées, depuis celles inégalées de Jacques Demy (dont le film d'Olivier Ducastel et de Jacques Martineau rend un hommage appuyé). Seule parmi toutes les nunucheries mises en boîte récemment, Jeanne et le garçon formidable emporte le coeur par son savant dosage de gravité et de légèreté, sa profondeur et sa gaieté inouies. Et il y a Virginie Ledoyen, exquise comme il faut.

L'autre jour, il y a quelques mois, je me trouve au Café du Vieux Colombier avec Jean-Vic. Le Café est bondé, nous sommes assis à une petite table de deux et non sur les banquettes du fond - qui sont pour moi l'équivalent de celles qu'on trouve dans les autocars scolaires, privilège des grands, des racailles hypra cool, de ceux qui font partie de la bande - et banquettes qui dans ce Café en tout cas ont souvent ma préférence.

Donc nous sommes coincés près du bar à notre petite table, quand soudain la table pratiquement collée à la notre - toutes deux isolées du reste de la salle par l'espace réduit qui va d'un poteau à un mur - se libère, et se ruent à son assaut trois filles impatientes de s'y asseoir : Virginie Ledoyen et deux copines.

Nous restons avec Jean-Vic d'une discrétion absolue - du genre : on ne sait pas qui tu es, Virginie - et poursuivons notre conversation tout en jetant une oreille attentive - et des yeux par moments - à ce qui se trame à quelques cuillères à café de nous. Les filles sont occupées à enlever leur manteau. Il y a ça de bien dans les Cafés : qu'à un moment les filles enlèvent leur manteau. Avec plus ou moins d'habileté et de confiance, elles réajustent ce qu'elles portent en dessous, légèrement mouvementé, et pour l'observateur habile dans ce temps très court se déclare peut-être un peu des attitudes qu'elles prennent quand elles font l'amour.

Une fois installées, et suite à ce que ses amies la sondent sur ses projets, Virginie parle avec enthousiasme de bouts d'essais qu'elle s'apprête à tourner pour un prochain film...avec Jeremy Irons. Mon sang ne fait qu'un tour, mon coeur de chevalier errant bat au galop. Je frémis d'entrer dans la conversation - nos tables sont si proches et depuis leur arrivée il n'est pas rare que de l'une à l'autre s'échangent coups d'oeil et sourires comme les grappins hasardeux ou précis que deux navires corsaires s'envoient dans le premier élan d'un mutuel abordage. Donc je suis très près d'intervenir :

- Voyons Virginie, vous ne pouvez pas faire ça ! Jeremy Irons il faut être prudent ! Il est odieux ce type ! C'est le tonton ninique de la piscine de Colombes ! Vous n'avez pas entendu ce que racontait Juliette Binoche en interview, il parait qu'à la première lecture du film de Louis Malle, ça ne faisait même pas cinq minutes qu'elle lui avait été présenté, que déjà il lui fourrait la langue dans la bouche ! Virginie !"

Mais ni Jean-Vic ni moi n'avons loisir de lier conversation avec les filles car à peine trois minutes s'écoulent depuis leur arrivée, qu'Agnès et Mathieu, les bras chargés de courses, apparaissent dans le prolongement de la rue de Rennes et nous aperçoivent derrière les baies vitrées du Café. Mathieu entre avec allant dans l'établissement, et vient s'immiscer entre nous. Jean-Vic et moi le saluons cordialement, mais sans véritable précipitation...Ne redoublant pas de zèle pour voir s'il y a une table de quatre disponible, très loin derrière, ou si les banquettes du fond se libèrent...Et dans le secret espoir que Mathieu, avec lequel j'ai déjà pris un café la veille, va s'éclipser après avoir compris que nous sommes quand même à une place stratégique qu'il sera difficile d'abandonner dans la prochaine demi-heure, du moins, d'abandonner les premiers.

Mais non ! Mathieu insiste comme si de rien n'était, heureux d'avoir croisé ses potes tandis qu'il faisait des courses avec sa jolie fiancée, et c'est la mine défaite, le moral détruit, le navire coulé, décimé par un accrochage imprévu, que Jean-Vic et moi quittons l'éther si doux d'une Olympe si proche pour les ténèbres éternelles d'une table de quatre à l'autre bout du monde.

 

04.04.05

 

Du rock comme si on en produisait à la chaîne, comme s'il coulait des doigts. Des mélodies timides semblent passer par hasard dans le bal sans intrigues des guitares sanguinaires. Et la pluie mauve à tous les coups (du sort).

- C'est quand même le genre d'événements où il y a toujours du retard" dit un blondinet qui dévore du regard quelques bières sans capsules et des filles sans mémoire. Petites robes sous vestes ou bien pulls qui collent à la peau, cercles où s'évadent des nuques cylindres, des queues de cheval saules, des rougeurs aux limites soudaines, armada de l'esquive. Te souviens-tu de cette voiture bondée de jeunes gens ivres qui nous avait coursé très tard place de la Concorde ? Heureusement tu connaissais Paris mieux que ces garçons leur violence, et nous les avions semés sans heurts. Salve d'applaudissements. Visages crasseux des guitaristes qui font du morse avec leur rage. Une gueule d'ange ou un blanc bec qui ira avaler un kebab à trois heures du matin en faisant de drôles de bruits avec sa bouche. Je ne peux pas embrasser ça, me disait-elle, où ça ne fera pas long feu. Mais le désir est un feu qui ne fait pas long feu. Depuis quand Jérôme tu bois du Punch ? Depuis qu'il n'y a que ça à boire. Au moment où je m'en vais j'aperçois une tribu de filles grisées par la douceur du soir. De jeunes sycomores en des heures dénouées. Toutes coiffées à l'identique, les cheveux noirs mi-longs et vêtus de sweat et de jeans passe-partout qui cachent la maladresse de se tenir, qui ne soulignent rien - que l'ordinaire soleil d'être à l'autre comme on est avec soi.

Deux d'entre elles enchevêtrées, juste les bras nus comme des branches lascives, ses doigts chevillés à la paume de celle qui va rire à côté.  

L'une embrasse l'autre par étages. La plus frêle me bouleverse, je voudrais être à elles, le regard qu'elles écoutent.

Qu'elles m'emmènent dans leur linge simple où respirer. Elles font corps et la plus fine toujours celle qui m'a captivé - mais dont la capture n'existe pas sans la cime de l'autre - est pour cette nuit-ci un arbre dans mon imaginaire. Il y a deux sortes de rêveurs ( toutes deux à plaindre) : ceux qui à la vue d'un arbre imaginent une forêt, et ceux qui à la vue du même arbre ont la nostalgie d'une clairière.

 

05.04.05 Le corps d'Anne Brochet.

 

Il y a en ce moment sur les étales des libraires le deuxième livre d'Anne Brochet. Je le prends parmi d'autres, l'emporte mais durant le trajet l'idée de ce livre reste au-dessus, au-dessus de tous les autres. Je traîne à la maison, répondant au téléphone, marchant d'un bout à l'autre de la pièce dans l'électricité des mauvaises et des bonnes nouvelles ; des fausses bonnes (à retardement) et des mau-vraises. Le soir tombe comme un panier de fraises, parfois je vais à la fenêtre m'assurer que rien dans les heures à venir ne me bouleversera plus que ce livre que je tiens contre moi, qui visiblement se lit très vite, alors je ne l'ouvre pas tout de suite, mais je traîne encore avec l'idée de ce livre.

Je crois que cette émotion est liée au corps d'Anne Brochet - qui est à-priori un corps qui me bouleverse. Je parlais de l'adolescence l'autre jour avec une amie dans un Café, elle me demandait ce qu'est pour moi l'adolescence, et je lui ai répondu que c'est la période où l'on habite pas son corps, où l'on manque tous les rendez-vous que le corps nous donne, où nos aspirations sont toujours en avance ou en décalage sur lui. Voilà.

Ecrire c'est retrouver un corps immédiat, une manière de se mouvoir - immédiate et à l'abri des dérives du temps. Avec Duras je savais, c'était quoi, en 1994, 1995, je savais qu'en sortant d'une librairie chaque livre que je me procurais était un objet bouleversant, qui était susceptible de me bouleverser. Et c'est aussi ce que j'ai envie de faire, faire des disques et des livres qui soient des objets sensibles, bouleversants pour celles et ceux qui s'y plongent - et j'aime bien le terme plonger parce qu'il va de la surface à la profondeur ; une traversée ; et ensuite, pour ceux qui ont trouvé de l'élan ou la patience passion d'en explorer les fonds, j'espère mettre une grille, une trappe qu'on puisse encore ouvrir, plus mirobolante que celle de la piscine en plein air du domaine de Marsinval que l'on atteignait trop facilement, et où l'adolescence coulait (à pic) des jours heureux.

Chez Marguerite Duras l'écriture pare n'importe quelle amoureuse d'un corps absolu, on se précipite en avant, c'est terrible. J'ai ce livre d'Anne Brochet et c'est le corps d'Anne Brochet tel que j'ai pu le voir au cinéma, dans les films, ou sur les photos mais les photos ne disent pas grand chose, qui vient envelopper l'écriture d'un corps bouleversant - comme une couverture en papier journal qu'un enfant consciencieux eût placé autour d'un livre adoré pour ne pas l'abîmer.

C'est un livre douloureux, avant même de savoir qu'une histoire d'amour dure cent quarante sept pages, que la lâcheté des hommes est telle qu'elle est, et qu'on ne peut pas (trop) lui en vouloir, que les amoureuses existent encore (ce qui est rassurant tout le temps, et flippant quelques fois), c'est un livre qui m'est déjà douloureux car Anne Brochet me semble habiter son corps, il me semble qu'il n'y a pas de distance, que ce qui est raconté aussi bien que ce qui ne l'est pas vont me paraître dur, intolérable ; et en ouvrant le livre j'ai peur qu'elle se soit fait mal.

 

06.04.05

 

Dans ce dîner où vous étiez

Je n'ai pratiquement rien mangé

Que le silence qui s'imposait.

Que le silence qui s'imposait.

 

Pendant que vous demandiez un taxi

Votre regard j'ai dérobé

Comme on emporte le tapis

Dans ses pieds.

 

10.04.05

 

- J'irai bien avec une fille à la mer, dis-je, portant la tasse de chocolat chaud à mes lèvres ; le vent se lève sur Odéon plage, la faune des samedi après-midi s'égrène.

- Où ça à la mer ? me demande David.

- La question est plutôt avec qui...

- Alors avec quelle fille ?

- ...

- Famke Janssen ? propose David.

- Vous n'avez pas froid, voulez-vous que nous nous promenions sur la grève, Famke ? Hum. Pour quoi pas. Vous voyez cet hôtel Famke, c'est-là qu'a vécu Marguerite Duras, c'est l'hôtel des Roches Noires. Et le type à la moustache rieuse sur le parking, c'est Flaubert. Avez-vous entendu parlé de L'éducation sentimentale, Famke ? Voulez-vous une gaufre, Famke ? Hum.

- Où ça à la mer ?

- Trouville. Ou Cabourg.

- Au Grand Hôtel ?

- Oui mais peut-être juste pour la journée, parce que j'ai un peu peur des hôtels, imagine si la mère de Caroline Martel est à la réception, on ne sait jamais, tu connais la vie, c'est plein de répétitions foireuses, bref j'ai peur qu'elle me prenne à part et me dise sur le ton du reproche le plus noir : Je sais très bien ce que vous faites dans les chambres !

- Cabourg c'est bien mais il faut passer la nuit à Houlgate. Ou à Villerville. Villerville c'est extra, c'est sur les hauteurs. Je connais un hôtel très bien là-bas. Ah tu m'as convaincu, si je trouve une meuf je l'emmène à Villerville ! "

Un couple traverse la salle de Café.

- Elle est pas mal, elle, dis-je.

- Très bien, commente David, très sexy. Avec un bon connard ! Tiens pour Villerville, je te verrai bien y aller avec X, c'est tout à fait une fille faite pour Villerville. C'est tout à fait l'ambiance.

- Et c'est quoi l'ambiance, à Villerville ?

- Il y a une beauté de proximité commune à X et à Villerville. Il y a une plage, simple, sans grandiloquence, c'est un peu escarpé. Je la vois bien sur la plage, il y a une petite vague, elle se mouille un peu les pieds.

- Elle se trempe ou elle se mouille ?

- Quelle différence ?

- Hé bien si elle se trempe c'est que c'est un acte délibéré, et j'aime les filles qui font des actes délibérés.

- Oui si tu veux, elle se trempe les pieds dans la petite vague, et toi tu la prends dans tes bras, tu la portes jusqu'à la voiture, et une fois arrivés tu lui essuies les pieds...

- Tu es sûr que tu n'es pas en train de raconter un de tes fantasmes là ?

- Bon tu vois l'ambiance. Il y a un ciel un peu gris. Et puis c'est quand même pas le genre de filles à ramener des bottes en caoutchouc ! Moi j'emmènerai bien Anne Parillaud à Villerville.

- Oui, jolie.

- Tu m'as converti à Anne Parillaud. Je me vois bien aller manger une soupe de poisson avec Anne Parillaud. Mais pas de la rouille dans la soupe, c'est dégueulasse la rouille.

- Oui, tout s'érode, tout passe. Tout s'Hérode Antipas. Pour la soupe de poisson c'est mieux Anne Brochet.

- Mais elle est toute maigre ! Elle a pas de seins. Tu aimes les petits seins mais quand même pas à ce point-là, pas de seins du tout !

- Il y a quelque chose d'émouvant dans le corps d'Anne Brochet qui va bien avec les mers du Nord,

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