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21.12.03 

  

Les nouveaux rendez-vous du dimanche. 

  

- Tu avais un ticket avec cette fille, me dit Jean-Vic. Très belle, elle ressemblait à Sophie Duez. 

- Et où est-elle, m'enquiers-je, maintenant ? 

- Elle vient de partir. Elle est partie vers 2004. Elle t'attend en 2004.

- Ah...on verra... 

Olivier, puis Damien nous rejoignent. Nous déménageons pour les banquettes, au fond du Café. 

- Dans Le Seigneur des Anneaux, Le retour du Roi, s'interroge Olivier, je me demande si quand Gandalf dit : "C'est la fin de toute chose" il fait allusion à Kant ? 

- Je ne peux pas te dire, j'ai vu le premier film et j'ai trouvé ça très ennuyeux. Mais j'aime beaucoup cette fille qui vit dans la forêt. Elle est très belle. 

- Cate Blanchett, me dit Olivier. 

- Bon on le fait ce bilan ? recentre Damien. Le bilan de 2003. Qu'est-ce qu'on dit ? Une année de transition ? 

- Une année de transition de merde. 

- Il faut que 2004 soit flamboyante, s'emballe Jean-Vic, il faut qu'en 2004 on trouve des filles qui donnent un sens à nos vies ! 

- Hier soir j'ai revu un ami, raconte Damien, un type qui a rencontré sa copine dans un pays étranger où il a fait ses études, et comme la fille est aussi d'origine française, à la fin de leurs études ils ont décidé de revenir à Paris et de s'installer ensemble. C'est idyllique. Ca se passe la semaine dernière. 

- En 2003 ? 

- Oui, la semaine dernière. 

- Aïe. 

- Donc ça fait en tout et pour tout deux semaines que lui est de retour à Paris, seul, pour commencer à chercher un appart. Au moment où il trouve enfin l'appart, qu'il s'engage pour la location, il rentre à l'hôtel consulter ses mails et voilà qu'il ouvre un mail de la fille qui lui apprend que c'est fini, qu'en une semaine elle a rencontré un autre type, qu'elle est folle amoureuse de quelqu'un d'autre. En une semaine, vous vous rendez compte ?! 

- C'est très réjouissant, dis-je. Je trouve ça très bien. Et vous savez, il arrive la même chose à Gene Kelly dans Beau fixe sur New-York de Stanley Donen. Gene revient à New-York après la libération de Paris et reçoit une lettre de sa fiancée qui commence gentiment, qui lui donne le sourire - d'ailleurs c'est très con qu'elle ne soit pas là parce que quelle fille peut résister au sourire de Gene Kelly ? bref, il lit cette lettre avec espoir et émotion jusqu'au moment où il comprend en même temps que le spectateur que passées les premières formules de mièvres épanchements la fille lui apprend qu'elle le quitte pour un autre ! C'est terrible. Alors tu sais Damien, peut-être que ton copain il pourrait se consoler en chantant sous la pluie, ou en dansant avec Tom et Jerry... 

- 2003 fut définitivement une année de merde, tranche Jean-Vic. Est-ce que ça existe des filles bien à tout point de vue ? J'aurais tendance à dire oui mais à penser non. 

- C'est une définition convenable de l'optimisme, dis-je. 

- Par contre, les compliquées, les tordues, ça on en croisera tous les jours ! On dirait qu'il y en a une réserve inépuisable par ici. 2003, ce fut vraiment l'apothéose. 

- La fille de la Pizzeria, intervient Damien, la Pizzeria à l'angle des rues Saint-Jacques et Clotaire, mardi soir après l'expo de Mathieu, tu y étais Jérôme. 

- Oui, dis-je, très belle. Un ange. 

- J'ai fait mon enquête. Discrète. Je suis certain qu'elle est serveuse. Qu'elle terminait son service quand on est arrivé. C'est pour cette raison qu'elle mangeait seule. Une pizza. Avec une Orangina. J'avais envie de la servir. Qu'elle s'assoit et que je la serve. Il faut absolument qu'on y aille, qu'on y retourne... 

- En 2004, dit Jean- Vic, on a le temps. On finit cette année de merde et tout arrivera en 2004. Là on se repose, on n'en peut plus... Les héros sont fatigués, on démissionne, on est des fantômes jusqu'à la fin de l'année. 

- Oui, dis-je. Noli me tangere." 

Non loin de nous il y a une jeune femme, de dos. Un t-shirt blanc qui dépasse d'un pull marine, aux élastiques un peu fatigués. On voit sa nuque brune et une partie du dos, admirable. Soulignées par l'élastique du t-shirt qui prend, ainsi que l'écrit Deleuze des grands aplats de Francis Bacon : une fonction structurante, spatialisante. 

Ses mèches de longs cheveux sont répartis sur l'avant du visage, à l'exception d'une seule qui pend dans le dos en une cordelette soyeuse. Et sa bobinette cherra. Je reçois un coup de téléphone. J'en profite pour sortir du Café et, de l'extérieur, à travers les vitres, voler quelques images de son regard de face. 

Quand je reviens dans le Café, Damien demande à Jean-Vic et Olivier : 

- Quelles leçons doit-on retenir de 2003 , de cette année de merde ? Quelles leçons doit-on retenir de notre comportement avec les filles ?" 

  

22.12.03 

  

La petite fille aux allumettes. 

  

Dans les files d'attente elle avait un nez trop long, des cheveux blonds calamiteux, une capuche verte bizarroïde qui dépassait d'un blouson de motard en cuir râpé ; elle portait d'atroces chaussettes à bandes noires et rouges, trop longues, de celles qu'on place au pied du sapin, et qu'elle avait manigancé d'assortir avec un horrible sac à pois ; des yeux vagues, bleus passés, lui donnaient un air perdu ; à la fois petite fille aux allumettes, belle au bois dormant et sorcière de la rue Mouffetard, elle était magnifique. 

  

Le petit garçon.

  

Quand j'arrivais pour Noël il y avait un brasier dans la cheminée, et la chaleur irréprochable des chanteurs de l'orchestre de Ray Conniff, qui emplissaient toute la maison de mélodies douces et entraînantes. 

Mes deux films de Noël favoris ont toujours été Le magicien d'Oz et Chantons sous la pluie, que j'avais eu la chance de connaître en version originale dès mon plus jeune âge, grâce à un camarade dont la mère, professeur d'anglais, possédait toute une collection de films étrangers sur des K7 au format Betamax. 

Il y avait des clémentines partout ; un tapis de clémentines tout autour du sapin. La neige c'était bien s'il y en avait, mais l'absence de clémentines eût paru bien plus choquante et funeste que le bon vouloir météorologique. 

Enfant, c'est le matin que je me précipitais au pied du sapin pour découvrir les cadeaux, le sommeil me quittait vers les sept heures et, avant qu'on ne vienne me chercher, j'écoutais de mon lit les mouvements remonter le couloir depuis la salle de séjour, la porte de la salle de bain à mi-chemin, l'eau qui s'épuisait à la pomme des douches, et les paquets qu'on chahutait dans l'empressement, suspectant les rondes, les tâtonnements, les accidents de cadeaux, les cabossages, les pas lourds de mon père jamais aussi discret que ma maman l'eût souhaité et que je le serai plus tard : adolescent comme une eau souterraine. 

Après, quand l'âge eût passé d'attendre avec soin et espoir le matin, on s'offrait les cadeaux le 24 au soir à minuit, mon père s'installait dans son fauteuil et je faisais la distribution. Il rouspétait toujours que j'eusse prévu trop de cadeaux pour lui et s'inquiétait - exagérément - de l'argent dépensé, et de comment j'allais m'en sortir pour manger à ma faim les semaines suivantes. Alors je repartai toujours à Paris avec des provisions pour une année entière, je crois bien. 

J'aime beaucoup Le Magicien d'Oz. Et sa fin : There's no place like home. Et dans Singing in the rain, il y a de petits motifs qui enrichissent l'ensemble comme lorsqu'à la fin de la séquence de la chanson titre, Gene Kelly donne son parapluie au badaud. Celui qui a trouvé cette petite touche, qui vient parfaire en complétant, vraiment il a fait du grand art. Et tout parait si léger au final. C'est l'inventivité de Gene Kelly, de faire un ballet d'un seul élan du coeur. C'est une séquence très Chaplinesque au fond, son utopie : l'athlétisme du personnage de Charlot qui triomphe enfin de ce qui l'entoure. Les éléments vont dans son sens, n'agressent plus, il n'y a plus de réclamations à faire valoir à l'univers. L'être aimé suffit. Et transporte. Métamorphose l'ordinaire. Met une rame de métro, une route illimitée ou une averse soudaine, au service du coeur. 

Et c'est pour ça qu'un amour qui s'arrête ou nous refuse nous blesse tant. Parce qu'on redevient le Chaplin du début du film, celui qui se bat contre des mécaniques indifférentes. Le monde se fait à nouveau oppressant, les éléments hostiles. On est déchu de son nuage. On nous retire notre couronne. Notre cécité merveilleuse. Et la neige qui envahit les ponts de Paris cuit nos mains pâles et blanches de ne tenir à personne avec autant de profondeur et d'insouciance mêlées que nous tenons à nous-mêmes. Provisoirement. 

  

23.12.03 

  

Jolie même un peu trop. 

  

Je suis fatigué - le coeur, les yeux, le visage - mais j'aimerais écrire quand même, écrire deux trois lignes sur cette bruine, aujourd'hui, dans le quartier de Sèvres-Babylone où j'ai déjeuné avec Sylvie. Nous habitons des quartiers trop lointains l'un de l'autre pour dîner, d'où nos déjeuners qui débordent toujours sur l'après-midi. 

La quittant rue de Rennes, je me laisse facilement happé par les rues, les silences fossilisés du soir après le brassage des foules, les phares des voitures les lanternes des feux les enseignes rouges qui se reflètent dans les flaques d'eau, les filles qui s'en font pour leurs chaussures, elles ont des bottes à la maison, deux paires au moins, mais les ont laissées au placard parce que pour marcher vite, entre les gouttes, pour faire les magasins, ce n'est pas très pratique les bottes, c'est fait pour se mouvoir lentement, et pour faire l'amour aussi, au cas où un homme leur demanderait de les garder, cela arrive.

Cela s'appelle : faire l'amour au débotté. 

Tout le quartier est pris sous une brume d'eau, les façades des vieux immeubles d'angle du Boulevard Raspail ressemblent à de noirs rochers, de blanches falaises, c'est Douvres en plein Paris, tout à l'heure Sylvie voulait me caser avec une de ses copines mais j'ai fait la fine bouche, elle ne comprend pas, dit que je suis trop exigeant, que Paris regorge de tant de jolies filles qu'il faut vraiment que je fasse du mauvais esprit ; elle me cite des noms de personnes que nous connaissons tous deux, au moins de vue pour moi, et à chaque nom je réponds : Noli me tangere ; de toute façon, ajoute-t-elle, mes copines sont très exubérantes, pour toi il faut qu'elle soit discrète, un peu magique, très frêle voire au bord de se briser, avec beaucoup de classe, jolie mais pas trop si j'ai bien compris et ça me fait sourire : si, si, jolie même un peu trop, dis-je. Pour Sylvie j'invente le nougat de Noël, je lui dit viens on va à La grande épicerie du Bon Marché acheter du nougat de Noël comme si c'était admis que c'était un truc très ancien dans le quartier, une tradition aussi imparable que le sapin moche décoré dans le hall des immeubles chics, parce que ce fameux nougat de Noël je crois qu'il y en a toute l'année en fait, à La grande épicerie de Paris ; mais j'invente ça : le nougat de Noël, pour notre après-midi - je crée un nouveau rite. Ensuite je me laisse prendre par le quartier, je vogue le coeur tranquille et démuni parmi des gens pressés, des gens heureux de leur précipitation pour une fois, à observer c'est étrange, les bras chargés de sacs, de paquets, c'est le compte à rebours du réveillon de Noël. Je m'abrite sous les auvents des magasins quand la pluie redouble de violence et qu'elle cueille les corps imprudents, tiens je sais qui habitait-là, à cette adresse, il y a quelques années, je me souviens de sa façon de faire l'amour, comment elle concevait l'intensité, et aussi l'affiche de film punaisée sommairement et sur laquelle mes yeux s'étaient posés la première fois que je fusse entré dans sa chambre. 

A l'intersection de la rue de Rennes et de la rue du Vieux Colombier, une jeune femme me bouscule : 

- Ah... Je vous cherchais, lui dis-je. 

- Et comment m'avez vous trouvé ? 

- Jolie même un peu trop." 

  

26.12.03 

  

Le cadeau de Noël que m'a fait mon manager : une photo prise depuis son nouveau téléphone portable multi-gadgets (il en change toutes les semaines, pas grâce à moi malheureusement) ; photo volée d'une fille qu'il suppose - certainement - être à mon goût, prise à l'arrachée dans le métro et plutôt floue . Photo qu'il m'envoie par mail directement depuis son téléphone. Super. 

  

Avec Christian nous nous promenons dans ces lieux rendus secs par notre enfance enfuie. Ce ne sont plus les mêmes personnes qui vivent derrière telle fenêtre éclairée, ce ne sont plus les mêmes espérances ni les mêmes mythologies. Notre pèlerinage est sans attentes, autrefois encore c'était bon de rentrer, de prendre ce chemin avec cette fenêtre éclairée au-dessus de la tête, comme une étoile habitée, et de savoir une telle plongée dans les douceurs mystérieuses de sa chambre et les peuplades closes de sa tête. 

La végétation a repris le dessus bizarrement par ici, comme bizarrement des déserts se sont creusés par-là. Le bon air contagieux a dispersé ses troupes. Le temps merveilleux de Noël se passe maintenant de moi. 

Christian me parle de la fille avec laquelle il échange sur internet, qu'il a rencontré sur le site Hot or not, site où l'on met sa photo (vraie ou fausse d'ailleurs peu importe tout le monde s'en fout) et le public vote si tu es hot or not. Super. 

Elle aime beaucoup la France, la culture française, alors Christian me demande deux trois trucs qu'il pourrait écrire, en français, dans leurs échanges mailépistolaires. 

- Que du basique ! précise-t-il. Parce que les filles n'aiment pas qu'on soit trop subtil. Ca je l'ai vérifié. Les filles elles prennent peur quand tu es trop subtil. Elles n'aiment pas ça. C'est comme avec Friends. La série télé. Quand je sors les mêmes blagues qu'il y a dans Friends, dans la réalité, les gens ils me prennent pour un con ! Par contre, quand ils regardent Friends, là ils sont pliés de rire. Par exemple tu te souviens de cette fille... 

- Celle a qui tu montrais les épisodes de Friends... 

- Exact ! 

- C'est ton côté Pygmalion. Tu ne peux pas échapper à ça. Donc, cette fille ? 

- Ouais hé bhein quand elle regardait avec moi les épisodes de Friends, ça la faisait rire. Des petits rires quoi, très excitants ! Et le lendemain je lui ressors les mêmes blagues au Café, et là que dalle ! Le masque ! 

- Oui mais tu n'es pas un acteur. Cela étant, elle riait peut-être pour te faire plaisir. Imagine tu es impatient de lui montrer les épisodes de Friends, tu y penses toute la soirée, même avant de la rejoindre, et pendant tout le temps que dure votre dîner au restaurant, à chaque instant tu te dis : allez il faut que je la ramène chez moi pour lui montrer les épisodes de Friends ! Tu ne sais pas comment t'y prendre, tu as peur d'être maladroit. Et enfin tu y arrives. Bon, comme tu le penses si les filles n'aiment pas qu'on soit trop subtil, elles le sont quand même elles, subtiles, alors cette fille elle a bien compris où tu voulais en venir, pendant le dîner elle a bien repéré ton manège, ton attitude, et dès qu'elle passe le seuil de ta porte c'est qu'elle est prête à regarder les épisodes de Friends, elle y consent, ça devient tacite entre vous, elle peut même en jouer, te faire croire qu'elle a oublié ses lunettes et les retrouver dans son sac à la dernière minute...bref elle voit que c'est très important pour toi, alors si elle est très polie ou un peu amoureuse elle va rire, au moins aux moments de l'épisode que toi tu sembles apprécier le plus, elle peut même exagérer son rire pour te faire plaisir, ou bien rire sans aucune retenue, se lâcher complètement, dans un moment de communion et de plénitude comme il en existe rarement entre deux êtres humains... 

- J'adore ce que tu dis Jérôme, mais cette fille, existe-t-elle ? 

- 2004 mon vieux ! On va vers 2004." 

  

27.12.03 

  

Au Fumoir en début de soirée avec Christian et David ; ambiance brumeuse des lendemains de fête, des jours fériés, des plages de transition ; musique jazzy un peu forte. Je bois du Maté argentin dans un bol qui ressemble à une boule de billard, pendant qu'ils parlent de leurs histoires (de filles). 

Plus tard, dans la voiture qui nous emmène dîner à Bastille : 

- Tiens c'est là qu'elle habitait la chienne !" dit David, dont le compliment spontané s'adresse à son ex-copine. Il faut dire qu'elle lui en a fait baver, sur la fin. 

- C'était comment chez elle ? demande Christian. 

- Bien. Mais c'était mieux chez moi. 

- Vous diriez quoi, que les filles baisent mieux quand elles sont chez elles ou quand elles sont chez leur boyfriend ? 

- Chez elles, affirme Christian. Parce qu'elles maîtrisent mieux les sons !

- L'acoustique, tu veux dire l'acoustique..? 

- Oui c'est ça, chez elles, elles maîtrisent toutes les subtilités de l'acoustique. Elles exploitent les capacités sonores de la chambre. Elles se donnent à fond ! 

- Et puis après, ajoute David, c'est mignon, parce que pour dormir elles vont chercher leur petit T-shirt. 

- Elles ne dorment pas nues ? Vous voulez dire qu'en France les filles ne dorment jamais nues ? interroge Christian. 

- Pourquoi se priver du spectacle du petit T-shirt, répond David, ce serait ridicule. 

- J'adore, dis-je, quand elles vont chercher leur petit T-shirt de nuit. Dans le troisième tiroir de la commode, là. Ca devient parfait. Et j'aime bien aussi quand elles vont le chercher avant. 

- Le troisième tiroir ? 

- Oui, c'est très important. C'est un ordre dont dépend le monde. Le troisième tiroir de la commode est celui où il y a la nuisette ou petit T-shirt. Il faut absolument vérifier ça avant toute implication avec une fille. C'est brûlant comme c'est beau. Et comme c'est brûlant, il faut vite l'enlever." 

  

- Si on fait le bilan, dit David, il faut avouer que l'année est plutôt tragique. Pour tous les trois : trois séparations. Le compte est bon. Année de merde c'est bien ça, n'est-ce pas ? 

- Oui sauf que dans mon cas, dit Christian, elle me soûlait trop ! Le dernier week-end c'était bien glauque. On est allé voir des bagues en nous baladant dans un grand magasin, et elle en regardait une, enfin c'était plus qu'un regard, c'était une fixation et soudain elle me demande mon avis alors moi je lui dis que j'en préfère une autre. 

- ??? 

- Une autre bague ! Je préférais une autre bague, dans le magasin de bagues quoi ! Donc comme elle sollicite mon avis, je lui montre celle que je préfère. Et là après, plus tard dans la journée, quand je lui fait comprendre que je ne suis pas franchement prêt à aller plus loin avec elle, elle se met à pleurer et me ressort le coup de la bague, comme quoi je ne suis pas cohérent parce qu'il y a quelques heures à peine je voulais lui acheter une bague ! C'est du délire ou quoi ?! Je lui montrais la bague que je préférais, c'est tout ! Elle me demandait mon avis ! J'ai jamais eu l'intention de lui acheter cette foutue bague ! Après, autant vous dire que le week-end a été bien glauque. On a dormi le soir dans un hôtel genre ultra romantique, et elle n'a pas arrêté de faire la gueule et de pleurer ! C'était atroce ! Tu parles d'une rupture ! C'est la dernière fois que je ne fais pas ça par téléphone !" 

  

28.12.03 

  

Son père avait le chic pour tapisser le jardin de décorations lumineuses, clignotantes autour de la porte, et les buissons, les arbustes, jusqu'au pommier devant la maison, entouré de guirlandes comme le cou de sa mère au matin de Noël d'un nouveau collier tout brillant. 

J'avais la voiture pour la soirée, quatre salles de cinéma dans la ville disons la plus animée du secteur, et le plein d'essence. Je n'allais pas sonner à sa porte comme dans les films américains. Je ne patientais pas dans le hall d'entrée sous le regard inquisiteur de son père, et les sourires épuisants de sa mère, ni ne discutais avec son petit frère des dernières cartouches de jeu vidéo qu'il avait reçu pour Noël. Je l'attendais patiemment dans la voiture. Prêt à glisser une K7 dans l'auto-radio dès que les lumières extérieures s'allumeraient sur le perron. J'avais préparé une compilation de chansons qui devait durer exactement le trajet aller-retour de chez elle aux Cinémas, une compilation trop puissante, un compromis exquis entre les chansons à la mode et les morceaux plus rares que j'aimais. J'y avais même glissé des messages codés, des sortes de déclarations, il fallait juste se laisser porter par la musique, survoler les paroles ou avoir quelques vagues notions d'anglais pour se fier aux gimmicks, et dans l'euphorie méticuleuse de la préparation, au secret de ma chambre, je passais volontiers sur le fait qu'elle fît allemand première langue. 

  

Dès que je distinguais sa frêle silhouette longer le mur de la maison éclairée par des lanternes autour desquelles crépitaient des moustiques suicidaires, dès que je l'apercevais descendre les marches blanches puis retourner à l'obscurité pour en sortir en un souffle, tout près de moi, comme un esprit d'un rocher, à ce moment-là les accords de la première chanson modifiaient le contexte : ce n'est plus moi qui l'attendais, c'est elle qui s'avançait. 

Elle ne soupçonnait pas que la musique qu'elle entendait alors, était la toute première chanson de la K7, et que cela fût étudié soigneusement pour l'inclure dans un monde parfait. Elle pensait peut-être qu'elle arrivait à l'improviste - et qu'elle y survivrait - comme un cheveu sur la soupe, au milieu d'un titre de milieu de bande, qu'il y avait eu je ne sais pas moi, une ribambelle de chansons avant elle, comme c'est le cas parfois - mais non - et quand pour détourner les fébrilités d'une conversation dont la fluidité pareille à la route faisait de temps à autre défaut elle me demandait sagement sur quel album se trouvait telle chanson, je lui répondais aussitôt que je lui en ferais une k7. 

  

Et puis une nouvelle compilation s'est greffée sur celle-là je suppose, K7 idéale d'une manière d'être à un moment qui, le moment d'après, n'a plus tenu la route. L'auto-radio a fini par manger la K7, le fil magnétique de nos vies s'est mêlé, entortillé puis coupé. Les chansons d'hier, on en raille le son comme l'on décrie notre accoutrement sur les photos de l'époque. Et comme les êtres changent, ou se révèlent, sans grand cas les uns des autres. Comme nos préoccupations se montrent faibles et se trahissent. Et comme nous nous accommodons de décisions que nous prenons si peu. Il suffit de laisser couler la vie comme du sable entre ses doigts pour se charger du plus lourd. Parfois, quand le piège d'une chanson se rouvre comme une plaie, nous sommes captivés un court instant par ce passé enfui, qui se ravive et qui empli le coeur comme un lac ; par ces amours qui n'ont pas franchi le cap du deuxième couplet ; par ces films qui repassent huit fois par semaine sur le câble jusqu'à effacement de l'émotion originelle ; par cette vie qui tourne si rond qu'il n'y a plus de temps pour s'embrasser dans les coins ; par la perte de soi-même, dispersé dans le vent qui va chemin contraire et nous creuse au passage ; et par la preuve irréfutable de l'enfance qui n'est plus. 

  

J'écris dans la nuit noire pour mettre des guirlandes lumineuses aux branches nues des arbres que je croise. Je n'y parviens pas toujours. Parfois je restaure un sourire, je rends une après-midi élastique, je mets deux chaises sous une étoile. 

Et parfois je suis si découragé et si faible que les rochers ont plus d'esprit que moi ; que la plus petite pensée me prend de haut ; que la moindre chanson me renverse ; et que j'ai l'impression d'arriver - pour ne pas y survivre - comme un cheveu sur la soupe au milieu d'une compilation de moments.

  

31.12.03 

  

De cette année tout remonte. 

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