01.09.03 Elle me manque mais j'avance ; quand il pleut sur le boulevard Saint-Germain et que le ciel est clair par endroits, j'ai le coeur comme une éponge à souvenirs vous savez, je reste à traîner sur le boulevard et si je me croisais tout du long à tous les âges de la vie je n'en serais que peu étonné. J'ai en tête la mélodie guitare du morceau Random rules sur le très beau disque de Britta Phillips & Dean Wareham, produit par Toni Visconti, L'avventura, qui fait, je pense, davantage référence au film de Michelangelo Antonioni qu'au titre de Stone & Charden. Passé un charmant moment au restaurant du théâtre du Rond-Point dont s'occupe Anne-Sophie, la soeur de Frank ; Rodolphe m'y a invité à déjeuner, il voulait absolument que je vois le lieu, pour y donner un concert peut-être sur la petite scène, donc que je goûte le lieu, et aussi l'espadon. Comme j'avais eu Sylvie au téléphone, d'humeur morose, j'ai insisté auprès d'elle pour qu'elle nous rejoigne pour le café et puis après je voulais tellement qu'elle prenne un dessert, pour la requinquer quoi, avec une douceur - parce que qu'est-ce que vous pouvez faire de mieux quand le vent a soufflé sur votre maison que de rafistoler celle de ceux que vous aimez avec des douceurs ? - donc j'ai rusé, je lui ai fait croire que je partagerais avec elle le fondant au chocolat accompagné d'une glace à l'orange sanguine, et j'ai bien rusé, j'ai pris juste une cuillère de glace. Mathieu m'a écrit de New-York, écrit qu'il faut qu'il me raconte ça, New-York. Comme je ne crois pas au hasard et que je sais qu'elle devait y passer au moins trois jours, pendant son périple américain, j'ai demandé à Mathieu que quand il la rencontrerait, je ne sais pas moi, dans une coursive de Central Park, qu'il fonde droit sur elle et lui dise que je l'aime. Chloé m'invite à un apéritif où le principe est d'apporter le ou les disques qu'on a écouté cet été ; enterrer l'été en musique, comme elle me dit au téléphone. Je compte prendre le disque de Britta Philipps & Dean Wareham parce que j'ai encore dans la tête la guitare de Random rules mais au final quand j'arrive rue de Grenelle, j'ai dans la poche de mon imperméable le disque avec l'enregistrement des cours de Deleuze sur Spinoza intitulé : Immortalité et éternité ; c'est qu'il y a eu certains trucs cet été, dans ma vie, que j'ai très envie de poursuivre....à l'infini. X est venu avec sa dernière conquête, qu'il a trouvé dans je ne sais quel village de vacances, à moins qu'il ne se soit cogné contre elle, les yeux abîmés de fatigue, après huit jours de fête non-stop dans une boîte d'Ibiza, et cette fille est tout à fait ce que les Nolderise adorent voir dans le public de leurs concerts, ce qu'ils appellent entre eux : une J.B. c'est à dire : une jupe-bottes. Elle se tient et s'exprime de manière assez vulgaire, ou plutôt maladroite, jamais quand et comme il le faudrait. Et je les vois d'ici tous très excités, trépignant cruellement d'impatience, parce qu'ils pensent bien qu'à un moment ou l'autre je vais assassiner X - et par là-même son amie - avec un bon mot, une phrase absolue suivie d'un sourire cinglant, bref c'est cette attente que je lis dans leurs yeux qui, pour le coup, moi m'assassine. Chloé m'a préparé du thé. Je suis un peu tout chose parce que je viens de lire "The inverted forest" et j'ai adoré les premières pages, puis ai été très vite déçu par la suite, à partir de l'arrivée du troisième personnage je perds tout le charme du début, je perds ma forêt inversée, mon attente et mes espoirs dans la révélation du sens profond de cet incroyable titre : la forêt inversée. Et je suis-là, pris à parti entre ma déception sur le coup, la colère d'avoir été déçu, peut-être même trompé, et puis ma compréhension de l'histoire finalement, la forêt qui finit par se déployer dans le métro, dans la rue de Sèvres, jusque dans les escaliers de l'immeuble de la rue de Grenelle et chez Chloé, ma compréhension totale de l'histoire peu à peu, de ses intentions, en regard de la vie de Salinger, alors je trouve ça très fort, mais ça ne me satisfait pas complètement, et cette insatisfaction me chagrine. Autour de moi on passe ses disques de l'été. Il fait nuit très tôt. J'ai un sourire pour rien. J'ai très envie de parler de la forêt inversée avec Constance, il faut absolument que j'en parle avec elle. J'ai envie d'être très doux avec la J.B. et comme Chloé m'a préparé un thé exceptionnel, vous savez ce thé vert dont les feuilles ont été tressé à la main, qui prend forme de nénuphar une fois dans le bol et donne un liquide couleur de lune ou de bonbon au miel, je m'approche de la jeune femme et lui montre le nénuphar déployé, et lui fait goûter à même le bol, ce thé précieux : le nénuphar déployé. Chloé me surprend en pleine méditation devant la fenêtre qui donne sur la rue et me dit avec un brin d'ironie tendre dans la voix, en regard à mon Journal, que là, elle est certaine que je suis en train de concevoir ma fin de chapitre. Une de ses amies, très belle avec une voix rauque qui évoque les plages de galets, me demande ce que j'ai fait de mon été, et je réponds : - J'ai fait la ville autour de moi. "
03.09.03 En allant chercher mes deux fois cent grammes de thé Pu-erh (impérial) je vois : de fines bretelles mauves qui contournent ses épaules nues par delà un pull noir de saison ; est-ce là le ravissement de l'automne ? Parfois les gens sont si décevants qu'on devrait vivre avec eux seuls un temps inversé : commencer par leurs lâchetés et terminer par leur rencontre.
04.09.03 Place de l'Odéon avec Stéphane et Jessica. Nous sommes rejoints par Florian Zeller puis Bénédicte Martin et allons boire un verre rue Saint-André des Arts. Sans l'avoir encore vraiment lu - ces derniers temps j'étais tel le personnage du film d'Hal Hartley, Surviving desire, pas mal préoccupé par Dostoïevski - et sans l'avoir rencontré auparavant, j'ai toujours eu beaucoup de sympathie pour Florian ; sympathie dûe au bien, plus quelques histoires, que m'en a dit Stéphane, et au mal que j'ai entendu débiter sur son compte par de sombres jaloux et de creux imbéciles. Même s'il faut avancer vers les gens curieux de leur rencontre, l'à-priori n'est pas tant une histoire d'on dit, que de qui parle et pourquoi. Et Florian est très prévenant et très doux, spirituel et nuancé, dans l'engouement de ce qui (lui) arrive. Croisé une première fois dans la soirée avant que nous nous retrouvions Place de l'Odéon, il flânait à L'écume des pages, avec le livre de Régis Jauffret sous le bras ; J'y achète la biographie de Jean (Cocteau) par Claude Arnaud et lis quelques phrases, quelques aphorismes à Stéphane qui jubile en retour puis me dit avec désolation qu'aujourd'hui plus personne n'a le goût de la tournure, entre la phrase biblique et le trait d'esprit. Hé bien si, dis-je à Stéphane, il y a nous. C'est toujours très agréable de voir Stéphane parce que déambulant d'un bout à l'autre du Boulevard Saint-Germain nous tissons une sorte de récit en action et, comme s'il n'y en avait pas suffisamment sur la Seine, lançons des ponts neufs et impromptus entre des sujets aux protagonistes aussi dissociés que Filippo Lippi, Billaud Varenne et Gédéon le canard. Au café, le visage lumineux de Jessica dont chaque sourire souligne l'intelligence, et Bénédicte que dire de Bénédicte (?) alors qu'une fois son livre sorti, dans très peu de temps, il va y avoir une sorte de curée, tout le monde va se jeter sur elle parce qu'elle est très jolie - tout de suite - et que son écriture frappe au trouble et davantage. J'adore sa phrase dans l'avant-goût de Warm-up choisi par Stéphane pour Bordel et qui dit : "Dans sa course, elle écrasa un escargot sur le gazon". Bien entendu il y a l'histoire érotique - ce n'est pas la première fille qui m'en raconte ! - mais l'histoire érotique on s'en fout un peu s'il n'y avait plus loin cette phrase épatante : Dans sa course elle écrasa un escargot sur le gazon, qui vient transcender le couplet érotique. Et Bénédicte est très frêle, elle s'enfuit tout le temps, elle s'insurge comme une enfant devant une injustice qui dépasse sa compréhension (du monde adulte) parce que le garçon de café lui refuse des chips avec son jus de tomate, elle fait un malaise tout d'un coup parce que quelques heures auparavant un avion a volé trop bas, et elle écrit une phrase géniale, incomparable, comme : Dans sa course elle écrasa un escargot sur le gazon. L'autre jour, David me disait que j'aimais surtout des filles celles qui étaient comme de petits animaux perdus dans la forêt. Je ne sais pas. C'est un peu vrai. Bénédicte est là sans défense, mais de manière trop outrancière, alors j'espère que l'écriture la protège parce que sinon ils vont la manger toute cru. Après, pendant la soirée : il y a toujours chez Stéphane une innocence face aux choses, face aux intrigues ; innocence qui est prête à craquer à tout moment, à sombrer dans les mitards de l'adolescence. Café Chez Prune, sur le Canal St-Martin, où je tombe sur Juliette et William. La serveuse est extraordinaire. Ainsi qu'on pourrait dire du plié / cassé des robes flamandes à propos de Jean Van Eyck, elle n'ignore rien de l'art subtil de la superposition de bretelles. Mais l'extraordinaire à ses limites, hé oui, quand elle lance d'une voix sonore à l'attention du comptoir : "Une Heineken !". Et les limites de l'extraordinaire, ça me fait penser à Jean-Vic (qui n'est pas la contraction moderne de Jean-Van Eyck) et qui me disait l'autre jour à propos du festival de la Route du Rock à Saint-Malo : - Rien ! Le néant sidéral ! Il n'y a plus de lieu pour tomber amoureux. A part sur Vénus ! Y a plus qu'à aller sur Vénus ! C'est tout ce qui nous reste ! On a essayé avec les humaines et ça n'a pas marché !"
05.09.03 La première fois que je l'ai vue, dans cette salle de concert, métro Franklin - Roosevelt (Hum, l'Amérique) où je trônais dans le bien être et la confiance absolue de mes amis (avant d'aller faire le Zouave sur scène), elle a soudainement disparu de mon champ de vision, quelqu'un m'a parlé je ne sais pas, j'ai dû répondre à une question, sortir à pattes de velours de la porte ouverte par sa rencontre, et quand elle est revenue elle portait un petit pull blanc, ou une sorte de gilet, avec un col mal ajusté, remonté à la hâte et qui induisait que tout son être tremblait de froid, alors je pense maintenant à cette phrase de Virginia (Woolf) qui écrit, dans Les vagues : "For such gestures one falls hopelessly in love for a lifetime." 07.09.03 En vidant son verre de Martini - je pense qu'elle boit ça pour se donner un style - elle raconte à la cantonade qu'elle a entendu dire à mon sujet que la première chose que je faisais quand une future petite amie me conviait chez elle, était qu'après avoir avisé sa bibliothèque je balançais par la fenêtre les livres que je jugeais indésirables. - N'importe quoi ! dis-je pour ma défense avec un sourire (partant du principe qu'il n'y a pas de meilleure défense qu'un sourire) N'empêche que les livres qu'on lit, c'est la première des garde-robes." Alors elle me sort ses sources (par dessus ses sourcils) : - C'était rue Papillon me dit-elle. Je sais ça par X. Tu as balancé par une fenêtre du sixième étage Voyage au bout de la nuit...Tu as même failli tuer quelqu'un qui passait dans la rue... - J'ai failli tuer quelqu'un ? Moins que son auteur quand même..." Il commence à faire froid dans les appartements, on réapprend à allumer tôt les lampes, c'est d'une grande douceur. Je ne m'attarde pas parce que j'ai beaucoup de travail, des chansons. Et puis je suis un peu triste aussi, quand je pense aux choses dégueulasses que j'apprends ou qui arrivent. Il faut pourtant que je retrouve une grâce, une facilité dans le travail, au quotidien. C'est comme pour le garçon de café à qui l'on commande une pâtisserie, je veux dire peu importe les tracas qui l'occupent, la pâtisserie ne doit pas se nourrir de sa douleur de la cuisine à la table de restaurant, hé bien moi, je ne sais pas faire ça, et c'est ce qui rend peut-être aussi le résultat si imprévisible et parfois intéressant. X m'alpague avant que je me sauve : - La dernière fois qu'on s'est vu tu parlais avec un ami et je t'ai surpris à dire quelque chose d'absolument méchant sur ma soeur. Tu as dit : "Faire le mauvais choix est souvent pour une fille la seule façon de s'en sortir." Tu pensais vraiment ça ? - Non, je ne le pensais pas vraiment... Je l'ai peut-être dit parce que je savais que tu étais là, à nous écouter. - Tu n'aimes pas le copain de ma soeur ? - Je n'ai pas à l'aimer ou à ne pas l'aimer. Je trouve même qu'en regard de ce que j'ai dit la dernière fois, ils sont particulièrement bien assortis."Elle se hausse un peu sur la pointe des pieds, pour m'embrasser je crois, me dire au-revoir car je suis près de la porte, mais en fait elle voulait me dire quelque chose à l'oreille, et ça ne s'est pas fait parce que j'ai donné mes joues de manière énergique, et donc les mots qu'elle voulait dire se sont changés en une bise. Je descends par les escaliers ; il n'est intéressant de prendre l'ascenseur qu'avec une fille qu'on adore, parce qu'à mon âge quand même il n'est de rigueur de prendre un ascenseur que si l'on a des chances de s'y retrouver coincé ; et être coincé tout seul, la vie s'en charge très bien tous les jours. Et puis la fille que j'adore fait de l'avion au-dessus de l'atlantique nord, alors les ascenseurs... 08.09.03 Une morosité âpre et froide que rien ne surpasse aujourd'hui. On voudrait construire autour de soi ce monde idéal, même par vagues, pas forcément en être le centre mais une partie active, et pourtant dans chaque avancée de la journée voilà que ça pèche d'un côté, les bogues d'un soucis surviennent avec leurs piques froides, l'esprit le ramasse parmi un tapis de pensées, le retourne en tout sens dans les draps de la mélancolie, le sermonne et le poursuit comme le battant nerveux et maladroit d'un flipper avec la bille d'acier, et c'est le monde qu'on rêvait parfait qui n'en devient pas forcément plus imparfait, mais dont chaque sensation s'organise à présent autour du soucis ; il n'y a pas de bras assez fiables et définitifs - d'un côté comme de l'autre - pour y enterrer ses soupirs, le regard d'une fille - jolie - qui nous guette au détour d'une pensée à la croisée d'avenues nous fait refaire un tour de manège mais vraiment, on envie l'insouciance et l'énigme des fleurs.
09.09.03 Dans la soirée j'apprends de ma maman qu'elle va devoir entrer à son tour à l'hôpital, pour une intervention sur le coeur. En raccrochant le téléphone j'étais assez bouleversé, assommé par cette nouvelle et, comment dire, je ne savais pas à qui en parler. Je ne savais pas où me mettre. J'ai pensé appeler plusieurs personnes - parmi les personnes que j'avais prises avec moi dans la journée, en mes pensées, sur l'embarcation de fortune où se pressent chaque jour celles et ceux à qui nous pensons avec précaution, c'est comme une odyssée calme ou tourmentée vous savez - alors j'ai pensé à appeler plusieurs personnes, même pour parler d'autre chose, et puis, à chaque fois, j'ai renoncé. Et c'est aussi cela être enfant unique, qu'il n'existe personne d'assez naturel, avec qui cela nous semble immédiatement naturel de partager / d'atténuer des peines et des appréhensions comme celle-là. 10.09.03 Je raconte la journée d'hier parce que celle d'aujourd'hui fut trop éprouvante, et que maintenant je sors : Mon grand-père maternel qui était un peintre wallon, liégeois, bruxellois, belge quoi, disait : - Quand la ligne d'horizon est noire, c'est qu'il va se mettre à pleuvoir." Hier je traînais ma carcasse de grand enfant triste - triste mais qui a un regard sur les choses, green my eyes and burned my hand depuis que Jean-Vic m'a cramé la main l'autre soir dans un Pub enfumé où j'ai aperçu cette fille, Anna, très belle - boulevard Saint-Germain, j'ai bu un café (noisette) au Petit-Suisse, dans les jardins aux arbres noirs j'ai cherché des bras captivants auxquels me remettre (rien), j'ai été abordé par l'amie d'un ami qui m'a demandé comment j'allais (j'ai répondu par la phrase de mon grand-père) elle m'a noté son numéro de téléphone sur un ticket de métro de couleur jaune (jaune, passé, préhistorique) qu'elle avait dans son portefeuille, et je ne connais pas l'histoire de ce ticket d'un autre temps mais je l'ai maintenant dans mon portefeuille, c'est bien joué. Raphaël m'a appelé de Suisse pour me dire son amitié et son enthousiasme après qu'il ait reçu le mix définitif d'une des chansons que nous avons faites avec Philippe (Saisse). Tout le temps que j'étais au téléphone avec Raphaël, une fille incroyablement jolie me dévorait des yeux, et après en marchant par les rues je me suis senti indestructible, c'est très con, mais vous savez comment sont les garçons, très cons. Trois nuits que je ne dors pas et c'est drôle parce que dans ces bras de fer perplexes et tourmentés c'est toujours la nuit qui finit par s'épuiser, par rendre l'âme, et pas moi. J'étais bien décidé à ne plus écrire à X. Rien du tout. Strictement que dalle. Elle m'énerve. Et je ne vais pas me brader sur le marché des amoureux ! (C'est une phrase plutôt stupide mais je l'ait dite à David l'autre soir, très déprimé par sa copine, ex-copine ou faut suivre, je lui ai dit : Hé ho David, ça suffit maintenant, tu ne vas pas te brader sur le marché des amoureux !" Et bon, ça l'a ressuscité un peu, alors...) J'étais donc décidé à ne plus jamais écrire à X (Ce n'est pas de ma faute, ce n'est pas moi, c'est Deleuze parlant de Spinoza qui dit que l'éternité ne peut être vécue que sur un mode intensif). Et puis, en passant chez moi hier dans la soirée j'ai trouvé un evening mail si doux et si profond de sensibilité que j'ai craqué et lui ai renvoyé un mail puis ce matin un texto terrible avec des mots d'amour écarlates et définitifs ; hé ouais, rien à foutre, c'est comme ça. Ce n'est même pas du lyrisme, c'est ce que je pense. Ce qui est en moi tout le temps, quand je pense à elle (tout le temps). Et dans le film Badlands de Terrence Malick le moment le plus terrible est quand Sissy Spacek dit cette phrase incroyable : And that it was better to spend a week with someone who loved me for what I was than years of loneliness."
12.09.03 Auteuil, vers 20 h30 avant que je ne m'engouffre dans le métro, une fille incroyable, longs cheveux noirs, qui porte deux sacs Monoprix chargés de provisions, un dans chaque main car Dieu a bien fait le monde. Rue du Faubourg Saint-Honoré dans la vitrine du marchand d'art G.Sarti, une vierge à l'enfant et Saint Bernardin de Sienne, école Ferraraise daté d'à peu près 1460, corps de l'enfant et visage de la vierge légèrement allongés, entre Boticcelli vieillissant et les prémices du maniérisme, atténués par un teint de pêche, une santé toute flamande. XIème arrondissement. Je pénètre dans la salle de concert avec mes livres sous le bras, et Jérôme (M) me dit, sur un ton mi-amical mi-ironique :
- Allez Jérôme, retourne dans le cinquième !"
Je remarque qu'il a une mine de déterré et je m'inquiète de sa santé. Il me raconte qu'il revient de la braderie de Lille (Y brade-t-on des amoureux ?), qu'il a mangé des moules et des frites, et que maintenant il est vraiment malade. Puis, il ajoute que si lui a une tête de déchiré, qu'est-ce qu'on devrait dire de moi ?
- Oui, dis-je, en ce moment c'est difficile. Je mange peu, j'ai perdu les raisons du sommeil.
- Je sais, je lis ton Journal !
- Ah oui parfois je fais de très courtes phrases et de petits paragraphes pour que tu puisses lire", dis-je sur un ton mi-ironique, mi-amical.
Elise m'apprend que telle personne que j'estimais a couché avec telle autre que je connais, one night stand, et puis Elise me raconte ce qui s'est dit de part et d'autre, la version des faits, ou plutôt l'aversion des faits, car dans n'importe quel petit milieu, musical ou littéraire, vous apprenez un beau jour que ça tourne pas mal, que tout le monde a couché avec tout le monde, et là où alors, peut-être, il y aurait dû avoir avant tout du plaisir, on comprend vite que pour bien des protagonistes il n'en reste qu'un malaise traité sur le ton de l'anecdote ou de l'indifférence, et, le plus souvent, de la souffrance.
Pourquoi ? Peut-être à cause d'une absence d'histoire.
Elise me parle de son nouveau copain. Je les avais croisé ensemble à Saint-Germain et ils m'avaient invité à boire un café, Elise frétillait mais anxieuse de mon verdict. Lui, il avait eut un geste très habile pour demander une autre tournée au garçon de café, un geste très sûr de lui, un mouvement des doigts prompt et décidé, d'empereur romain, et je m'étais dit que c'était parfait pour Elise d'avoir trouvé un type comme ça. Il s'occuperait de tout. Sauf de l'essentiel. C'est déjà ça.
Rodolphe me téléphone :
- J'aime cette fille, lui dis-je, c'est terrible.
- Ca va te passer, me répond-t-il. Ca te fera du bien quand ça va te passer. Ô et puis les filles, ne me dis pas que c'est difficile pour toi ! Et encore si y a quelqu'un pour qui ça devrait être difficile c'est toi, parce que si tu te laissais toujours aller à la facilité, tu imagines les autres, qu'est-ce qui leur resterait ? Bon et puis oublie-là un peu. Vois d'autres filles. Et travaille. Tiens, quand les gens auront compris les chansons que tu peux écrire tu vas gagner pleins de thunes, y'en aura des filles après, tu pourras même avoir un appartement comme Roch Voisine : à Montréal il habite une serre, d'un côté de l'appart il fait moins quarante degrés, et sur la terrasse c'est carrément un jardin tropical. Tu te rends compte ? C'est prodigieux !
- Rodolphe, j'adore cette fille. Et je perds du terrain en et malgré moi. La succession des jours m'en détache sournoisement, j'arrive à saturation, je suis épuisé, il y a une dureté sur l'autre versant et je ne veux pas arriver de l'autre côté parce que j'adore cette fille. C'est la plus douce fille au monde, et parfois je ne sais plus comment faire. Il y a un lien si fort entre nous, comme ça, pour des vétilles, pour des histoires, comme pour des choses plus profondes, que parfois je me dis que le temps qui passe ne fait que repousser la frontière de l'évidence, et à d'autres moments je suis découragé, je me dis que ça ne vaut pas la peine de se battre, de donner tout son coeur, et je suis prêt à embarquer pour d'autres illusions. Ô je ne sais pas comment faire. - Tu as toujours autant de lecteurs sur ton site ? - Ca va ! - Alors voilà, j'ai pensé à un truc ! On fait un système sécurisé où les gens s'abonnent. Tout le monde peut lire ton Journal, sauf que les simples lecteurs le suivent avec un chapitre de retard, et les abonnés, le fan-club quoi, en direct ! Bien sûr, comme c'est un travail, on demande aux abonnés une petite participation financière ! C'est marrant, non ? - Non. - Bon ok, alors c'est même pas financé, faut qu'ils envoient un cadeau. On demande pour tout nouveau chapitre à chaque abonné d'envoyer un cadeau ! Et à la fin de l'année, on fait l'élection du plus beau cadeau... - ... - OK pardon Jérôme, mais faut que je trouve des trucs là, parce que ma fiancée est partie à la danse comme tous les jeudis soirs, et elle rentre à des heures pas possibles, et moi je deviens dingue !"
14.09.03 Les yeux verts. Dans le flot des visages aux axes du week-end. Stéphane étrenne sa nouvelle attitude, homme d'acier malgré les tôles, le sourire comme une cicatrice, ô cher Stéphane, je pense à cette phrase du peintre Francis Bacon qui dit : "I'm optimistic about nothing" ; je demande à Audrey ce que ça fait qu'il se soit désintoxiqué d'elle, enfin je veux dire si elle le vit bien, et elle me dit que oui ; Bénédicte a atterri avec sa robe parachute dans le pays des caprices, c'est ce qu'il me semble ; Pascal raille le romantisme, tous les transis d'amour ça le dépasse, il dit qu'il songe même à écrire un roman pamphlet qui aura pour titre : l'horreur romantique ou l'erreur romantique, Pascal se trompe, il a raison. Victoire me dit qu'elle aimerait me lécher l'oreille pendant que je la prends, puis ajoute presque immédiatement : - ça te choque ? Rien ne me choque, tout me peine, lui réponds-je avec dédain ; plus tard je reviendrais lui dire un mot gentil, sans poser hystériquement dans mes soucis. Elise me dit en riant que, pour son copain, Chatterton ne sera jamais qu'un gros ruban de scotch noir, j'aime l'ascenseur d'ivoire de sa gorge jusqu'aux dents quand elle déploie son rire et que seules ses jambes soutiennent maladroitement l'étoile exacerbée de sa frêle apparence. Anne m'avoue qu'elle a toujours l'impression de marcher sur des charbons ardents avec moi - sauf qu'elle dit des chardons, des chardons ardents - parce qu'elle pressent que je ne pardonne pas les maladresses, malgré tous les sourires que je peux faire, je prends les maladresses comme des insultes, et je les retiens comme les chiffres glaçants d'une multiplication souterraine. David me dit que la vie est injuste pour ceux qui aiment vraiment. Je réponds que ce qui est injuste ce n'est pas tant les trucs dégueulasses qui arrivent que les choses belles qui n'arrivent pas. Oui, c'est ça qui cloche.Virginie me demande : Jérôme quand est-ce que tu deviens mon amoureux ? Je réponds : Quand je serai amoureux de toi", comme si c'était si simple. Pour Stéphane j'y reviens, ce n'est pas le détachement mais l'attaque de la vie par le sourire, comme on mord à pleine dents dans une pomme. De l'allure, donc. A mon corps défendant je n'ai jamais eu de goût pour les fruits, à l'exception peut-être des Clémentine (à son corps défendu). Fabrice me confie sa blessure après qu'il ait entendu rapporter des calomnies sur son compte, je lui dis de ne pas s'en faire, qu'il est normal qu'il y ait des types qui veulent le faire passer pour un crétin pour le rallier à leur camp. Au Petit-Suisse Audrey me parle de Barbara, elle vient d'interviewer pour Tecknikart un type incroyable, venu d'un autre continent, qui parle très mal le français et a une connaissance nulle de la France, mais qui en venant à Paris a tenu absolument à s'arrêter à Nantes pour chercher la rue de la Grange aux Loups ; et aussi Les Enfants terribles de Jean (Cocteau), Audrey l'a lue je ne sais pas combien de fois, adolescente. Vanessa se plaint que l'amour n'arrive pas, c'est comme quand tu attends ton métro me dit-elle et que tu en vois au moins quatre passer sur l'autre quai, et rien de ton côté c'est rageant. Oui mais quand enfin il y 'en a un qui arrive sur ton quai, lui dis-je, alors tu montes dedans. Voilà. Ce week-end ce n'est pas du name dropping, mais du name Droopy-ing. Il est tard ou tôt je ne sais pas à quelle heure ni quel jour vous tomberez sur ces lignes. Je cherche ses bras pour engloutir ma nuit, et dans le ciel je marche comme dans une marre aux chevilles.
15.09.03 Le pont de Brooklyn. Dans les goulots cradingues à la blancheur opaque des couloirs de métro,Dans la lecture détachée comme on dit des cheveux des filles du café Le Mistral à la station Pyrénées, Dans les pages de mes livres, La difficulté d'être, Univers, univers, au bras de ma journée, Dans le fleuve imprudent qu'est la ville suspendue aux lèvres d'un secret,Dans le carnage de temps qu'est cette nuit sans vous, dans le ciel je marchais dans une mare aux chevilles, Dans cette vérité contredite pour un rien et d'un coup sublimée quand vous passez mon pull, Dans cette enfance soucieuse blindée de cette écorce de ne pas vous connaître mais je vous raconterai, Dans le courrier volant que j'emporte avec moi depuis ma boîte aux lettres aux cafés du sixième, Ce n'est pas une écorce de ne pas vous connaître ce n'est pas une écorce,Dans les pages des romans qui chez moi changent de place au gré des connivences comme les élèves dissipés d'une classe de collège mais avec moins de bruit, Dans mes mains qui se meurent d'être prises par vos mains comme des arbres noués, Je garde Votre carte postale Comme un trésor.
22.09.03 Mon papa est mort dans la nuit. Je n'ai pas encore trouvé la faille où tomber de chagrin. J'ai dû affronter les choses, l'ordre chronologique, l'attente et tout d'un coup la vitesse, et les embouteillages. Soutenir l'image du corps maigre et froid à l'hôpital face auquel, samedi après-midi, l'infirmière penchée sur mon épaule me disait : - Vous pouvez lui parler vous savez, vous pouvez lui parler." Je ne sais pas si j'ai bien réagi. Si ça ne tenait qu'à moi, ma première impulsion aurait été de ne pas m'approcher pour ne pas garder de mon papa cette grise image d'agonie, et puis en même temps je me devais d'être là c'est sûr, alors je ne sais pas si j'ai bien réagi, car j'étais un peu dans chaque camp, et du coup pas totalement dans l'un ou dans l'autre. Dans sa jeunesse mon papa ressemblait un tiers à Charles Denner, un tiers à Jean-Claude Brialy jeune, un tiers à Gilbert Bécaud ; un mélange harmonieux de tout ça ; il avait beaucoup de succès à ce qu'on m'en a dit. Je n'ai pas atteint encore toute l'amplitude du chagrin. Je sais bien qu'il y aura des occasions de pleurer, que ça reviendra par sanglots, pour un rien : un panneau de réclame en été pour La fête des Loges où il m'emmenait enfant dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, le cinéma 3D où il fallait rester debout sans chanceler bien que toutes les dix secondes la réalité vous arrivât dans la gueule, le scénic-railway qui s'appelait Chattanooga-Choo-Choo comme la chanson qu'il fredonnait de sa jeunesse américaine ; une compétition d'athlétisme ou plus fréquemment un match de foot annoncés sur le programme télé - et que moi je ne regarderais pas mais ainsi j'avais la certitude qu'il passerait une bonne soirée rivé devant son poste ; le quartier Saint-Lazare qui fut le quartier de son adolescence et où il m'emmenait voir un film de James Bond ou de Walt Disney et les jets d'eaux du Grand Rex, et le Wimpy ce premier fast food jaune et or, et le passage du Havre avec ces magasins de jouets de collection, de chemins de fer miniature, les chaussures Bally, si je creuse bien je pourrais retrouver l'ordre exact, l'agencement des boutiques de cet ancien passage du Havre qui me faisait l'effet d'une grotte fabuleuse ; aujourd'hui ils ont changé ça en galerie marchande hyper puissante ; et la gare Saint-Lazare où la plupart des trains ne partent qu'en banlieue, et quand on passait à Bécon-les-Bruyères on disait : Bécon les gruyères. Oui, il y en aura des occasions d'avoir des crues de larmes et le coeur gros. Quand le métro passait sous la Seine entre les stations Concorde et Chambre des députés, mon papa me disait pour plaisanter : - Tiens regarde, il y a des gouttes d'eau sur la vitre."
23.09.03 A lire à voix haute pour celles et ceux qui m'écrivent, et qui se souviennent que l'automne est de toutes les saisons ma préférée. C'est l'automne, je vous parle de ces filles qui me prennent Pour un arbre, depuis ma tendre enfance je reboise les coeurs, - Ne perdez pas vos feuilles", allez si l'on vous aime Mieux que moi, C'est vos bras que je cherche sous l'écorce des heures. Je vous garde un marron tombé dans la maison Vide où la lumière à cloche-pieds virevoltait. Il y a des poètes que j'aime pour leur nom Rainer Maria Rilke, Louis René Des Forêts. Des forêts j'ai gardé Les mégères de la merJe ne l'ouvre que rarement le titre me suffit J'ai été bien gâté, j'ai eu le don de plaire, Mais plaire à vous seule m'importe et me suffit. C'est l'automne qui passe, j'ai à peine grandi En eaux claires. Espérer en vos bras fut tout le temps ma clairière Cet été. La chute des marrons programmée aujourd'hui est prévue pour hier.
24.09.03 Je n'ai le courage de rien. Jean-Vic avait croisé mon papa une fois rue d'Auteuil, ils avaient échangé quelques mots ; je pense que de mes amis c'est le dernier qui l'aura rencontré. Avec Jean-Vic en fin d'après-midi on déambule rue d'Auteuil, on va boire un café (noisette). On croise cette fille du quartier que j'aime beaucoup, à qui je dis bonjour même si on se connait presque peu. Elle a l'air intelligente, me dit Jean-Vic. Mais ça fait un an que je te répète ça, lui dis-je. Ouais mais elle n'était pas habillée comme ça les dernières fois, me répond-il. Elle avait disparue pendant les vacances et quand je l'ai recroisée fin août, on s'est salué et j'avais envie de lui dire un truc, comme quoi j'étais heureux qu'elle soit de retour, que son sourire un peu rougissant était l'embellie de ce quartier, enfin je ne sais plus précisément ce que j'avais pensé lui dire, c'était mieux que ça sans problème, mais qu'est-ce qu'elle aurait fait d'une telle phrase ? Je veux dire qu'est-ce qu'elle aurait fait ensuite d'une phrase de moi ? Il faut que je fasse attention aux phrases que je dis, à qui je les dis et leur impact possible. Depuis longtemps. Jean-Vic s'est désintoxiqué de son américaine. A bout de souffle, si l'on peut dire. Et moi, de X, je ne me suis pas désamouré d'un pouce. Depuis la première fois que je l'ai rencontrée, en juin dernier, et le sentiment n'a fait que s'accentuer en apprenant à la connaître, il n'y a pas une nuit où je n'ai rêvé de dormir avec elle, pas une nuit où je n'ai rêvé qu'elle s'endorme dans mes bras. Le boulevard Saint-Germain au pavé luisant c'est le gâteau au chocolat de mes sept ans. Je pense de plus en plus à retourner habiter dans le quartier, dès que je gagne suffisamment d'argent, vers Saint-Sulpe ou un peu plus haut, même si les après-midi d'Auteuil avec Jean-Vic me manqueront. Mathieu me le déconseille, tu as vu ce qu'est devenu le quartier me dit-il, tu es le premier à souffrir du carnage. Oui mais c'est comme pour Jean qui est revenu rue de Seine, si des types comme nous - avec une mémoire sentimentale, et en action, des lieux - n'y demeurent pas, qu'est-ce que ça va devenir vraiment ? On ne peut pas laisser nos souvenirs être mangés par cette barbarie passante. Et puis j'ai inventé des trucs dans ce quartier : comme le couloir d'Orphée de la rue Visconti. Je l'ai remonté avec X au moins deux fois, la rue Visconti. Pas une nuit où je n'ai fait le voeu qu'elle s'endorme dans mes bras. Je voudrais l'appeler mon amour mais ça ne se fait pas. Je ne mange rien, j'avale les souvenirs comme des boules de mie de pain trempées de larmes. Mon papa avait un coeur incroyable, et aussi il parlait avec la même attention et la même convivialité à l'éboueur, au facteur, au dentiste, comme au joueur de tennis dilettante. Moi je suis beaucoup plus timide, réservé, opalescent ; il y a des choses que je ne saurai jamais faire dans la vie, comme donner un pourboire au garagiste parce que j'hésiterai toujours entre ce qui est l'usage et la possibilité quand même que ce geste le froisse. Dans toutes ces situations mon père savait exactement ce qu'il fallait faire. Et ce, avec une conviction et un naturel désarmants. Mon papa se liait facilement et sans méfiance. Et moi je suis plus dur, je ne sais pas poursuivre de ma sympathie des êtres qui m'ont déçu, qui m'ont blessé amèrement ou dégoûté pour un acte ou, parfois même, un mot. Sur ce terrain j'ai tort souvent. Je cherche à m'adoucir, j'y arrive parfois grâce à l'amitié et l'amour pour quelques uns, et l'effroi d'être injuste, indélicat, tout le temps, mais il y a des choses qui restent inacceptables. Et tout est lié dans une journée, on est dans les embouteillages et on pense à l'agonie de son papa, au travail qui s'empile sans qu'on trouve la fulgurance ordinaire pour l'accomplir, aux amis qui ont leur propre tristesse le soir au téléphone ou dans les cafés, et à cette fille qui nous bouleverse et dont on réclame les baisers, la bouche, et les bras à flanc d'encre et de lignes, tout est lié dans une journée, tout se mêle, la jeune femme qui me passe un mot au rayon livres de la Fnac Montparnasse et ce mot qui se retrouve en feuille A4 pliée sur le siège de la voiture pendant que je suis coincé dans les embouteillages et que je pense que si la voiture tombe en panne je ne pourrais plus appeler mon papa pour lui demander de me sauver ; et l'entendre à la fois rouspéter et être heureux de venir me sauver. Oui tout est lié, et ce type inqualifiable qui s'est approprié illégitimement et sur mon dos une somme d'argent dont je n'ose même pas révéler le montant, dans une affaire qu'il a mesquinement ordonné et a fait traîner en longueur tout l'été ; parce que je lui demandais d'écourter sa folie et son larcin pour simplement me faciliter la vie du fait que mon père était dans un état préoccupant à l'hôpital, a répété à droite et à gauche que je lui faisais du "chantage au papa malade" ; ce type se trompe sur toute la ligne parce que tout est lié vous savez, et je n'éprouve au mieux ni peine ni compassion pour lui, car il y a des choses qui restent inacceptables. Je tourne en rond. Je chipote autour d'un plat cuisiné que m'a acheté ma maman, il y en a quatre ou cinq empilés de solitude dans mon frigidaire, et que je n'ai pas la force de cuire jusqu'au bout, et pas la force non plus de manger. Je n'ai le courage de rien. Je cherche les bras d'une fille dans lesquels me jeter / me résoudre. Je ne tiens plus. Pourtant il faut que je tienne, car qui d'autre que moi a mission de tenir ce fouet à donner des claques poétiques à la réalité ?
28.09.03 - Je marche avec elle sur le boulevard, et tout d'un coup on rencontre une de ses copines, donc elle s'arrête pour tchatcher un peu, et là, incroyable, elle ne me présente pas du tout à sa copine, pendant dix bonnes minutes que dure leur conversation de pipelettes, elle ne me présente pas du tout la copine, je reste à l'écart comme un pestiféré sur le boulevard ! Tu te rends compte Jérôme ? Et après, quand même, je lui fais remarquer son incorrection, parce que ça ne se fait pas quand même, et tu sais ce qu'elle trouve à me répondre cette conne ? Hé bien que si elle ne m'a pas présenté à sa copine, c'est que 1/ elle la trouve soûlante, 2/ c'est une croqueuse de mecs !!! Et alors qu'est ce que ça peut lui foutre que ce soit une croqueuse de mecs ?! Et si j'ai envie de me faire croquer moi ? Ca fait un an que je connais cette fille et elle a jamais voulu qu'on couche ensemble cette conne, alors qu'est-ce que ça peut lui foutre que je me fasse croquer par sa copine ? Elles sont toutes givrées ou quoi ? Enfin bon, je ne me suis pas gêné, je lui ai quand même fait remarquer son incorrection, qu'elle me laisse dix minutes sur le trottoir comme ça... Ca ne se fait pas ?!- Non, dis-je, ça ne se fait pas. Dimanche crème, les jardins étaient trop clairs pour moi j'ai fui par la rue Férou ; comme c'est d'une violence tout le temps, acheter quelques citrons pour faire des citrons chauds pour la gorge quand même ; Robert Maxwell photographie des sexes de femmes comme des plantes légèrement desséchées. Sous les arcades du marché Saint-Germain je dis à Mathieu que l'amour c'est d'abord une émotion qu'on change ensuite en décision, en engagement de tout son être, et j'ajoute que c'est comme le communisme, en bien mieux, mille fois mieux que le communisme, même si parfois être amoureux c'est être dans la peau de l'ouvrier des années quarante qui adhère au communisme avec de cruelles désillusions à la clé, voire la découverte du goulag, ou l'espérance toujours, oui c'est une émotion incroyable qu'on change en décision plus ou moins supportable, et même quand on ne décide pas, on décide de ne pas décider ; Anne a posé sur le rebord de sa fenêtre, dans le fragile suspens avant la pente ardoise, deux petits arbrisseaux dans des pots de terre en grès ; Chaque fois que je la vois je respire, il faudrait recenser ce qu'elle m'apprend, et j'emporte un secret jusqu'à reconstituer un puzzle, une cartographie souterraine, celui-là encore : Lointaine, encore petite, elle avait des otites (c'est un alexandrin) ; Sylvie me dit que je peux passer à n'importe quelle heure, n'importe quel moment, qu'il y aura toujours un couvert pour moi, à table, chez elle, et j'y ai déjà ma tasse à thé remarquez, une tasse magnifique, souveraine, blanche avec des étoiles en or peint, c'est toujours la tasse qu'elle me donne quand elle me sert du thé ; il peut y avoir dix-huit personnes chez elle et la reine d'Angleterre pourquoi pas, j'aurais toujours cette tasse ; Antoine comprend très bien que je me bats contre la chronologie, il me parle de ça par rapport à ce Journal, il me dit : il faudrait qu'on puisse aussi tomber sur un passage de manière aléatoire parce que dans ton travail tu te bats contre la mesquinerie de la chronologie, et bon je suis trop nul en informatique pour ça, mais Antoine a raison et ça me touche beaucoup qu'il m'en parle parce que j'essaye de trouver du sens, procurer du plaisir et trouver du sens, et trouver du plaisir en procurant du sens ; c'est ambitieux ; ambitieux comme un amour léger qui vaille qu'on s'y attache ; les jours sont ce qu'ils sont ; je n'ose pas dire le peu qu'ils sont ou tout ce qu'ils m'évoquent loin d'elle ; en même temps maintenant que je sais qu'elle a une oreille un peu souffrante à cause d'un alexandrin de facture fort moyenne, je vais pouvoir lui dire des trucs encore plus impitoyables de beauté ; Elise me téléphone pour m'inviter à dîner dehors mais plutôt me brûler la cervelle que de me faire inviter à dîner au restaurant par une fille ; Dans L'homme qui aimait les femmes la scène de l'hôtel Trocadéro est vraiment de la haute littérature, c'est magistral ; Je dis à Emilie que je ne joue pas de guitare parce qu'après j'ai des cornes sous les doigts et donc de la souffrance à caresser le visage des filles ; Avec les mains que j'ai, j'aurais bien fait "caresseur de visages de filles" j'aurais adoré ça, j'aurais quitté très tôt l'école pour ça, pour entrer en apprentissage ; Hier dans le neuvième la nuit a renoncé à la station blanche ; Mon papa aimait les baguettes de pain bien faites et croustillantes, celles que j'achetais quatre-vingt centimes peut-être, ou un franc et quelques, et dont je croquais le quinion sur le trajet de la boulangerie à la maison vers dix-neuf heures en automne, dans le soir tombant ; Je ne sais pas qui des boulangeries ou des filles, a-t-on le plus de chance aujourd'hui d'en trouver encore de valables ?En perdant mon père j'ai aussi perdu une personne dans ma vie à qui faire plaisir. La cérémonie, l'absoute à l'église fut terrible. Très peu de monde, "un concert auto-produit" me dit spirituellement Christophe qui m'a fait la surprise de venir. Il n'y avait que quelques voisins, une larme de famille. Les voisins avaient sorti pour l'occasion leurs philosophie des beaux jours ; l'un me dit, bouleversé, en me serrant la main : - C'est quand on perd un père qu'on cesse d'être un enfant." Même pas vrai, parce que dès la sortie de l'absoute j'étais sur le parvis de l'église en train de discuter fraîchement avec Christophe, comme enfant après la messe je retrouvais des copains avant d'aller acheter un poisson rouge et des gâteaux au marché. J'allais à l'église tous les dimanches avec ma maman. Mon père n'y entrait jamais. Il allait tranquillement au bar-tabac faire son tiercé. Pendant la cérémonie, la soeur de mon père a lu un poème de Rainer Maria Rilke. Rainer Maria Rilke ? Qu'est-ce qu'il venait foutre là-dedans lui ? C'est drôle parce que j'en avais parlé, deux jours auparavant, dans un poème que j'avais écrit à la hâte sur des carnets en marchant dans les allées des jardins du Luxembourg ; un poème pour ce Journal quoi, parfois il y a des poèmes, vous savez bien. Le diacre était venu discuter avec ma mère et ma tante un jour avant la cérémonie, et il a récolté les éléments qu'il a pu, en bon journaliste nécro-spirituel, pour son discours ; ma tante a dû lui dire qu'elle voyait son frère comme quelqu'un de généreux et naïf, et du coup le diacre a basé tout son discours sur "la naïveté" de mon père, genre : "Les bienheureux d'esprit seront les premiers accueillis par le seigneur", n'importe quoi, le faisant passer pour l'idiot du village ! C'était drôle et en même temps légèrement déplacé, d'autant que je n'ai jamais envisagé mon père comme quelqu'un de naïf. Après, le diacre a remis une enveloppe à ma tante avec une consolation de plusieurs lignes (Enfin bon, l'absoute n'étant pas dite en latin, on ne peut pas s'attendre à ce que la consolation soit du niveau de Sénèque je présume) où il lui donne son adresse en lui demandant de lui envoyer une copie du poème de Rainer Maria Rilke, bien joué, et puis un charabia de garçon comme quoi malgré les circonstances funestes la rencontre de ma tante fut pour lui une grâce. Toutes les occasions sont bonnes pour la drague. Je ne sais pas si c'est écoeurant ou rassurant. J'ai reçu via ce site, ce Journal, beaucoup de mots très doux et je n'ai pas répondu vous comprenez, faute de temps notamment, et parmi ces lettres celle de Christian qui est en Suède en ce moment et qui m'a envoyé un mot bouleversant, qui m'a beaucoup touché parce qu'il était mon voisin quand j'étais petit, nous avons à peine un an d'écart et il a donc très bien connu mon papa ; je sais que de tous mes amis Christian était le préféré de mon papa ; et alors son mot très simple m'a quand même rappelé beaucoup de souvenirs, de ceux qui reviennent, par