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                        Journal 1992-1993 ( rue Berthollet) Part 2.

 

Samedi 20 Mars

 

O. est passé à la maison enregistrer quelques disques. Son rêve, cette nuit, avec Clémentine confirme la sale nostalgie d'un visage que je lui ai impunément refilé (comme un mauvais rhume) .

 

Vers 22 heures rue des Arcades, St Germain-en-Laye, face à l’appartement de F.

Fébrile, anxieux, saisi par mon propre charme. Comment oublier qu’il y a un an en de pareilles circonstances j’ai rencontré M.

La Soirée. David m’a tout de suite fait remarqué le côté Botticcelesque de cette fille blonde très démonstrative et flanqué d’un petit minet stupide, par ailleurs serviable, qui draguait ouvertement M. pendant que sa Botticcelli junior faisait la star, ce qui lui valait d’être constamment aux petits soins pour le groupe que nous formions, M., David, et moi, espérant s’immiscer durablement dans la conversation mais aussitôt éconduit par l’une ou l’autre de mes piques assassines.

J’ai aimé de M. la mémoire qu’elle avait de mes goûts, de mon style. J’ai aimé son large sourire à croquer, ses cils immenses, et le reste aux justes proportions.

 

En guise d’au revoir elle m’a chuchoté :

- à bientôt j’espère... “.

Excité, pas glorieux, j’ai déversé quelques aphorismes à l’oreille d’un pâle fantôme qui faisait tapisserie après son départ. Mais non, que suis-je bête, c’était moi enfilant mon manteau dans la glace de l’armoire.

 

Mardi 23 Mars

 

J’attends Christian R. dans un café de la rue d’Alésia. Vu passer le grand sac rouge aux lanières noires qu’avait C. et que je trimballais le lundi matin de la gare de Verneuil jusqu’au lycée pendant qu’elle marchait à mes côtés et fumait une dernière Marlboro light. C’était au printemps 89.

 

L’odeur de mon jean neuf me rappelle celle lointaine des vêtements de C. Jusqu’à la mort cette odeur.

 

Une différence de plus entre X et moi : je l’appelle, il décroche, je devine qu’il est en train de dîner, il me demande s'il peut me rappeler plus tard après un film à la noix que la télé diffuse et qu’il a très envie de revoir. Paye-toi un magnétoscope, mec !

 

Mercredi 24 Mars

 

Une soirée. Et puis ces lieux branchés où des filles abordables n’agissent que comme de superficielles hôtesses de votre vanité.

 

Le Titien et sa crucifixion exponentielle.

 

Etre c’est trop souvent se faire avoir  .

 

Dans le train de banlieue je rate une station par distraction, et par le carreau sale suit le mouvement de ma vie qui s’enlise en rase campagne derrière la nuque de cette jeune fille.

 

Avril 93

 

Finalement, les autres vous bernent plus qu’ils ne vous blessent.

 

Ai chamboulé la disposition de mes meubles, cela m’a pris toute l’après-midi. Ai chamboulé la disposition de mes amis, cela m’a pris moins d’un quart d’heure.

 

Observer c’est se placer dans la position de l’ange. De l’observation à l’action : saut de l’ange.

 

Pour certains, l’aventure n’est pas vécue comme un choix de vie, mais comme une récompense momentanée à une vie subie, passante.

 

Belgique. Tonton Bison me raconte qu’agacé par la platitude d’un garçon coiffeur qui, tout en le déplumant, assénait des considérations existencielles telles :  “on ne peut pas être et avoir été “, il lui rétorqua :

- Si. Imbécile, on peut! “

 

Son salut digne dans le tournant du chemin de la Tour Saint-Pierre, à Gibecq, dans ce salut contenue toute l’impression qu’il veut me laisser de son personnage de grand prince, comme si se sachant très affaibli par la maladie, il pressentait que c’était la dernière fois que nous nous verrions.

 

La main jetée sur la route.

 

Bobin, Le Très Bas  : “ On est jamais contemporain de l’invisible. Ce n’est qu’après coup, ce n’est que longtemps après qu’on devine qu’il a dû se passer quelquechose. “

 

Pour moi : l’invisible plutôt que le visible. La souffrance plutôt que la blessure.

 

Jeudi 06 Mai

 

Au Théâtre de l’Odéon avec J-L. Une classe de lycée a débarqué en car. D’emblée séduit par un jeune homme mince, déguingandé, aux grands yeux bruns ciselés par de longs sourcils; cette façon nonchalante de porter un léger cuir sur un pull cendre et un jean noir; séduit par le personnage qu’il joue sans conviction dans sa classe, dans ma tête, dans le monde.

A ses trousses-de crayons- les jeunes filles de la classe les plus décalées, les plus charismatiques, à son cou comme des chiens cherchant vainement un angle, un crochet à la lune pour s’y rendre. Le masculin de ces filles-là.

 

Mercredi 19 Mai

 

Le vieux bus gris-rouge en ferraille de Rueil-Malmaisons. Dans la nuit une révélation à bout-portant, le prénom d’Isabelle déglutit de la rive des songes comme un coup de revolver décisif, nous verrons bien...

Un autre rêve où je revenais au Lycée après une longue absence et sans motif, sans que rien ni personne à l’évidence n’ait changé de place.

C. J’allais retrouver C., soupçonnant déjà qu’elle m’avait remplacé par un autre garçon, sur les chaises et pupitres accollés que nous occupions tous deux. Bizarrement, il s’agissait du collège St Augustin de St Germain en Laye, et non du Lycée Notre-Dame de Verneuil où je l’ai connue, des années plus tard, en classe de Terminale.

Cette fille aurait-elle également occupée les souvenirs d’avant elle, quand la retenue de souvenirs préalables n’existât que pour préparer son attente. De 1988 à 1989 notre voisinage amoureux n’a duré que neuf mois, et ça suffit pour faire un homme. Le rêve se poursuivait à la merci d’un contraste entre la vanité que j’éprouvais dû égard à la sympathie unanime avec laquelle mes camarades de classe allaient fêter mon retour, et l’humiliation dans laquelle me tourmentrait le dédain agacé de C., le déni.

 

? Comment ai-je fais pour passer de l’enfant roi littéralement choyé, dont tous les petits camarades recherchaient la compagnie et l’approbation, que tous les élèves du collège saluaient comme l’artiste au destin étoilé, magique et prometteur, celui dont les autographes sur les feuilles volantes des classeurs vaudraient plus tard des millions - pour des mots d’amour qui ne valaient pas tripette au cours de l’époque, dans la cour de récréation, comment ai je fais pour passer de l’enfant auréolé à cette fracture adolescente de ludion pâle, jouant du pouce parmi des visages qui passent comme autant de voitures volées?

 

Jeudi. Ni S, ni Anas, ni J-L ne m’accompagneront à Collioure. 

Ce soir je suis un homme sans témoin. Jusqu’au coup de fil de Christophe, sobre et tendre, rassurant.

 

Je suis l’idiot du village qui par pudeur habite en centre ville.

 

Jeudi 27 Mai

 

Narbonne. Le patron du Petit Moka qui dit gazelle pour jeune fille. Justement elle rencontre un cerf aux bois cassés dans les courants chauds du soir, à proximité de la rue droite. Ses longs cheveux blonds, un T.shirt uni dessous une chemise vichy à carreaux rouge et blanc, déboutonnée, ouverte. Négociable à l’abîme.

 

Autour d’une table en bois gigantesque dans la salle à manger carrelée :

- Vous venez de Paris? On vous garde à manger? “ La gouaille et l’attention catalane des visages, pendant que maladroitement reconnaissant à tout va, je ne donnais en définitive que des paumes au sourire d’Isis, qui collectionnait les anabacs et les émotions hors saison.

 

Vendredi 28 Mai

 

Boulevard St-Germain dès mon arrivée, effervescent un vendredi à 17 heures, je croise Richard qui m’entretient un long instant des petits tracas de la jet set parisienne, notamment des huissiers chez Jean-Edern Hallier, comme s'il s’agissait de sujets brûlants d’actualité, tout cela ponctué de charmants et théâtraux : “ Comment? Tu n’es pas au courant? “

 

Mardi 01 Juin

 

Au premier étage du Flore, J-L, badin jusqu’à l’emphase, oubliant ce qu’il raconte pour précipiter son visage chaque fois que quelqu’un déboule de l’escalier.

 

Lermontov, Un héros de notre temps :  “ Je pense qu’il était parfaitement capable de faire ce dont il parlait en plaisantant.”

La folie  des personnages russes chez Lermontov ou Dostoïevski comme l’exercice le plus sain, héroïque, du dépassement de soi.

L’héroïsme qui donne du prix au grotesque, de la personnalité au néant.

 

Mercredi 16 Juin

 

Daniel S. qui me téléphone de Tokyo me raconte que la mafia japonaise chatie ses traîtres ou ses ennemis en leur sectionnant muscles et ligaments du dos afin que ces derniers ne soient plus que des pantins. Atroce, mais vu d’ici, poêtique  .

 

St-Germain en Laye. David me dit qu’une de ses soeurs me plairait parce qu’elle ressemble en tout, comme une goutte d’encre, au personnage d’Anne dans La côte sauvage  de Huguenin.

 

La cantine russe de l’avenue Kennedy, à fréquenter.

 

 

 

Jeudi 17 Juin 1993.

 

Expo Matisse avec J-L. Le corps fenêtre de Marie, prénom dérobé dans la file d’attente, juste devant nous, leur petit groupe bruyant de trois filles et un garçon. Nous les suivons et je découvre l’expo à sa hauteur, ses cheveux noirs au carré long en boucle sur ses joues, sa veste en daim durcie, rigide, un T.shirt marin sur un jean noir, ses chaussures à ponpon et la position de ses pieds en Y lorsqu’elle s’arrête, gamine et dévorante, devant un tableau. J-L, trépidant, me rattrappe pour s’exclamer : “ Très bien cette desserte rouge avec cette gouvernante française! “ Puis alors que nous passions après Marie devant la toile intitulée La famille du peintre  , J-L, monté sur ses grands chevaux de bois tendre me souffle à l’oreille que ce qui contrastait dans le visage de Marie entre éclaircies et tourments, éclats de rire et gravité, fut qu’elle se soit plût à faire échec et mat dans un jeu de dames.

 

Un regard cruel qui dit je ne t’aime pas, pour deux regards de désespoir qui disent : sauve moi.

 

Dans la file d’attente, Beaubourg, elle lisait Sur le Rêve  de Freud.

 

Je n’ai pas le courage de l’aborder. Et aucun moyen de la revoir si je n’en prends pas immédiatement l’initiative. Mais j’ai toujours trouvé ça vulgaire l’abordage, je veux dire que j’ai vu d’autres le faire et que même si cela se solda par un succès j’ai toujours trouvé cela déplacé. Pudiquement, à la sortie de l’exposition Matisse, J-L me dit : “ Alors ce n’est pas aujourd’hui qu’il y aura d’annonce faîte à Marie “.

 

Mercredi 22 Juin.

 

Au Petit Suisse, une amie blonde de David, un mélange maladif de naïveté, d’érudition cantonnée à la Bibliothèque de ses parents, d’introspections maladives et un peu niaises à tout bout de champ, bref la parfaite fille d’embassadeur. Lorsque nous la quittons Place Edmond Rostand, David qui semble-t-il a quelqu’un à convaincre me dit : “ Je l’aime beaucoup, elle parle à coeur ouvert, elle est très saine “.

 

Jardins de l’Observatoire. Une jeune fille se plaint de sa mère à un garçon qui l’enlace : “ Il n’y a pas un seul endroit si ce n’est ma chambre où je puisse organiser ma vie...”

 

Elle dit que vraiment ça ne s’invente pas, qu’il n’y a que moi pour lire de Bernanos Les Enfants humiliés, en plein milieu de la Place des Grands hommes.

 

Lundi 29 Juin

 

Il s’imagine m’avoir cerné depuis que nous avons passé quelques nuits blanches, dans l’après-midi ou dans l’enfance.

 

Certains individus laborieux pour passer un moment avec.

 

 

Mardi 30 Juin

 

Il me téléphone pour me raconter qu’il vient de croiser A. Il n’a pas pu s’empêcher de lui demander avec une innocence suspecte si elle me fréquentait toujours, et maintenant me demande impatiemment si je veux connaître la réponse qui lui a été faite?

Non, est ma réponse.`

 

Van-Gogh à son frère : “ Les gens qui ont le loisir de faire l’amour, cherchent du Vinci mystérieux “ 

 

Himmelweig, road to heaven, ainsi les capitaines nazis nommaient sardoniquement la destination finale des convois de la mort pour prévenir les émeutes et rassurer en quelque sorte les gens tétanisés qui préféraient se raccrocher à une logique potemkine, accorder peut-être une humanité potemkine aux bourreaux qui bavaient d’inhumanité et se servaient de la peur comme matraque.

Ils faisaient croire aux familles juives qu’on ne les parquerait que temporairement jusqu’à ce qu’on leur aménage une contrée spécifique, plus au nord, un pays paradisiaque , Heydebreck. C’était un cynisme pratique, la manipulation et la peur un gain de temps administratif pour l’horreur.

 

Lundi 19 Juillet

 

Le bruit intenable, pèse-nerf et démobilisateur que véhicule la rue Berthollet. Envie soudaine de déménager. Envie de repartir à neuf. Je demande cela à mes parents pour mon anniversaire. Fuir, le plus vite possible, pour cadeau !

 

Tard dans la soirée, appel de X qui vient de se faire remercier par sa copine, aussi expéditive qu’insipide.

 

Mardi 20 Juillet

 

Au Petit Suisse, David raille l’une de mes anciennes amourettes et me relate avoir assisté lors d’une soirée à une danse du serpent aussi impudique que ridicule, exécutée par X. qui faisait son intéressante sous l’emprise de l’alcool.

“ Je suis déçu, précise David, pour quelqu’un qui est d’habitude si exigeant avec les filles, je viens de trouver une faille dans ton système esthétique. “

 

Samedi 31 Juillet

 

Le réveil est la mièvre répétition quotidienne de la naissance, la surprise en moins, d’où peut-être pour désuétude l’abandon du cri.

Remplacé par la rancune certains jours.

 

Hier promenade avec David passage Dauphine, Place de Furstemberg, dans une ville déserte et pluvieuse, douce et instinctive.

 

Soirée avec C., W. et J. Avec chacun plus d’un chapelet de déceptions et tous ce soir logés à la même enseigne. Sans religion aucune.

W. et C. particulièrement agressifs et stupides à mon égard, comme si je n’étais damné qu’à faire l’unanimité dans des coeurs séparés, dans les ténèbres des têtes à têtes .

Tous avaient les nerfs à vifs sur ma personne excepté J. dont l’effacement dans cette histoire marquait soit une profonde compréhension, soit un total manque de subtilité, en tout cas d’indigénat envers ce qui se passait.

 

Boulevard Magenta, cette fille aux longs cheveux noirs, dont la rue brouillonne à cette heure çi sépare mon amour de la réalité d’une étreinte.

 

La scène de L’insoutenable légereté de l’être  où Kundera narre la précipitation honteuse de l’enfant qui court vers les rideaux d’une chambre pour protéger l’impudique nudité de sa mère et la toile de Balthus intitulée La Chambre .

 

Jeudi 12 août

 

Nicolas, mon jeune et fûté cousin belge me parle d’une fille aux longs cheveux noirs dont il a remarqué la présence à la Piscine de Marsinval, et dont il est certain qu’elle ne m’est pas étrangère. Plus tard à propos de l’interprétation d’une chanson que nous écoutions ensemble ce garçon de douze ans me lance que je suis le type même du tragique.

 

Lundi 23 août

 

Ses baisers humides : des anti-sèches du Paradis d’avant la chute.

 

Pendant que méprisé par elle je me retrouvais solitaire à l’autre bout de la fête, dans un coin du jardin, le nouveau type un peu crétin dont elle s’était entichée depuis quelques jours vint me faire la conversation, et sans l’écouter mon esprit irrité en vint à se poser avec préscience sur la chronologie infamante de tous ses amants à venir qui, les uns à la suite des autres, me tombaient dessus comme les pommes sur la tête de Newton.

 

Le non savoir-vivre de certains rêves.

 

Dimanche 12 Septembre 1993

 

Auteuil. J'emménage au 12 rue d'Auteuil. Un nouveau chapitre s'ouvre.

 

Cela est à prendre au figuré, quitte à tout prendre dans la figure.

 

Une vie. La seule, j’y suis. Et j’y ai bien réfléchi : je ne veux pas revenir. Je suis trop fragile pour sans cesse reprendre une bouchée de glaise dans la vie terrestre. Je le note ici pour qu’on en tienne compte. Brisé de chaque regard et de chaque tentative d’intelligence avec l’ennemi, ou pire encore avec l’ami, personne ne me soulève et j’y ai bien réfléchi : je ne veux pas revenir. Réfléchi dans l’eau moite du Narcisse introuvable.

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