Carnet de bal.
Je sors beaucoup. Puisque c'est comme ça qu'on guérit des sentiments terribles, à ce qu'on me dit. Ce n'est pas exact dans mon cas, mais je suis invité à tellement de fêtes et de soirées dans les jours qui viennent qu'il y a un moment où je dois bien troubler cette haute solitude ne serait-ce que par amitié pour les personnes qui m'invitent : Des soirées, des vernissages, des concerts, des fêtes de rentrée cette semaine, le cocktail W. mardi, la fête de la revue Bordel jeudi soir dans une boîte de nuit des Champs-Elysées, des tas d'endroits où personne n'aura la connaissance et la compréhension de ce qui m'anime et me bouleverse ; des tas de lieux où il faudra paraître sinon joyeux et détaché, du moins spirituel et solide.
J'apprends à ressortir seul. J'étais toujours accompagné ces derniers temps. J'apprends donc à sortir seul et à rentrer seul - ce qui peut relever de l'exploit, ici, à Paris. En espérant que c'est ce mode de vie qui est passager et exceptionnel, pas l'autre.
Et si la beauté ou l'amitié me sollicitent un moment, jamais elles ne me consolent tout à fait de mes blessures et de cuisants souvenirs ; Je laisse la légèreté totale à ceux qui mourront un jour de ne s'être posé nulle part, et je méprise les oiseaux.
Les lieux où je vais sont prodigues en jolies filles, en tentations de sombrer dans les cous, de plonger dans des histoires. Alors je note quelques visages sur mon carnet de bal, mais rien d'indélébile pour le moment. Qu'est-ce qui peut nous captiver au-delà d'un beau visage et d'un corps désirable ? ? Hé bien justement : C'est cet au-delà perceptible par soi seul.
De savoir que d'autres femmes encore peuvent me plaire devrait agir sous forme de consolation ? Pas suffisant, parce que cela m'apprend que la beauté n'est qu'une partie de l'attraction, et qu'aimer est un engagement plus total qu'une simple reconnaissance physique et un enchaînement de sensations. Ce qui me rend triste c'est que cet engagement pour la plupart des personnes que j'ai aimées ou que j'aimerais peut-être à l'avenir, n'ait été et ne sera probablement que des clous, du vent.
Je pourrais sombrer dans la gaieté de pouvoir aimer n'importe quelle fille jolie dont la beauté me touche, dès demain, d'avoir la possibilité d'approcher l'une d'entre elles et de lui confier que je voudrais la prendre dans mes bras pour dormir, que cette idée m'obsède et me brûle, et que mon aveu la fasse rougir, la gêne un peu sur le moment mais la fasse trembler quand elle y repensera, puis la décide un jour, très vite, l'appelle entièrement, la captive pour de vrai...Pourtant où est le vrai ? Car je sais aussi que lorsque j'aime, j'ai beau aimer comme personne, cela peut n'avoir pas beaucoup de force ; ce que je peux y mettre, finalement, c'est des clous.
Comme nous tous, je cherche à mon cœur brûlant une ligne d'horizon, et quand je rentre comme ce soir, par un métro tardif, le seul horizon que je vois se démantèle en une multitude de petits rats d'égouts qui fuient dans les coursives et les ornières des tunnels et des quais.
08.09.07
Un des problèmes avec mon Journal en ligne c'est quand je rencontre quelqu'un - dont j'avais oublié par ailleurs jusqu'à l'idée qu'elle ou il puisse me lire - qui me dit d'un air très détaché : - Oui oui je te relis en ce moment, je ne l'ai pas fait pendant plusieurs mois, mais depuis une semaine je te relis..." j'ai vraiment la sensation d'être une salle des pas perdus, un coeur qu'on peut piétiner à sa guise, c'est une drôle de sensation.
J'ai l'idée quand même à terme de trouver un éditeur constructif pour ce Journal, qu'il puisse paraître en volumes, et loin des grands courants d'air d'internet qu'il puisse être une sorte de livre de chevet dans un rapport intime et signifiant pour ses lecteurs - ce qu'il est déjà pour certains, je le sais.
Journal de Jean René Huguenin (page 257) : "La plupart des êtres de race rêvent d'avoir un secret, fût-ce un amour, une blessure, quelque chose de clandestin et d'incommunicable auprès de quoi le reste de l'univers leur paraît trop dérisoire, trop superflu pour pouvoir jamais les altérer. Bien sûr, le courage serait de faire de sa vie de tous les jours, ouverte à tout venant, vulnérable à tous les hasards, une fin en soi."
L'un de mes grands débats avec Stéphane consiste à savoir ce qui est le plus difficile entre : être amoureux de quelqu'un qui ne conçoit pas les mêmes sentiments à votre égard, ou être amoureux de personne, n'avoir personne en vue. J'ai toujours soutenu le parti que la première proposition était la plus difficile, Stéphane défendant la seconde.
Voici mon point de vue : Si vous n'aimez personne il y a quand même la possibilité renouvelée chaque jour de rencontrer quelqu'un qui puisse vous bouleverser, vous aiguiller... Tandis que si vous aimez quelqu'un qui ne veut pas de vous, non seulement le monde extérieur et ses infinies possibilités n'existent pas, ne sont d'aucun attrait, tout glisse sur vous, et l'éventualité qu'il se produise un miracle est moindre.
Il est plus facile de s'attacher les services de l'inconnu, plutôt que de remporter le cœur de quelqu'un qui se refuse ou qui se tait.
En ce moment je suis dans la situation dans laquelle Stéphane situe la plus haute solitude et la plus grande dureté :
Je n'aime personne. La pensée de personne ne calme mon cœur agité et blessé quand je me couche, et si ce cœur me parait par moments sec et inutile, le moindre regard en arrière le remplit d'un océan de tristesse et de colère contre le monde entier et envers moi-même.
Mais il y a toujours la possibilité que demain je rencontre quelqu'un qui me bouleverse et qu'il y ait une intime évidence, une accélération des temps, une réconciliation avec le monde incapable, une indulgence pour le passé, une distance comme disent les égoïstes et les légers et tous ceux qui ne vivent pas une histoire comme si tout s'y rapportait.
En revanche, c'est plus difficile pour les nuits. Quand vous n'arrivez pas à conquérir quelqu'un à l'intensité de relation que vous souhaiteriez, et que pourtant vous fréquentiez cette personne, la moindre petite attention, le moindre espoir, vous servent de berceuse ou de passeport pour la nuit ; mais si vous êtes une sorte de sensible dans mon genre si je puis dire, et si vous ne pouvez penser à aucun visage, aucun bras pour vous tenir, la perspective d'aucun tiède équilibre au moment de vous mettre à dormir, comment trouver le sommeil ?
Hé bien je ne dors pas. Ou par petits quarts d'heure dans la journée. Par petites coupures, mais c'est lui, ce cœur épuisé, qui vient de me souffler l'expression.
Samedi après-midi à Meudon, où j'enregistre chez Frédéric une voix pour la maquette d'une nouvelle chanson.
Fin d'aprème à la terrasse des Cafés, à Auteuil. Héléna me dit que je devrais prendre plus souvent le soleil.
Pour le mettre où ?
09.07.09 Une histoire de la fidélité
Les différentes et difficiles ruptures subies au lieu de me couper en morceaux m'ont rendu plus entier que je ne le pense. Ainsi je ne vis rien de façon diluée, et quand la tristesse s'abat à tout moment de la journée ou de la nuit, je n'en éprouve ni la surface ni la profondeur, n'en vois pas le bord ni la limite, n'en attend ni la délivrance ni la fin. Elle m'engloutit totalement. Comme pourrait le faire un visage croisé. Je ne vis rien de façon diluée.
Revu X hier soir. Sa grande beauté frappe toujours. Des bras comme des ailes de moulin à vent. Oh elle n'aimerait pas entendre ça de sa beauté je suppose, des bras comme des ailes de moulin à vent, sauf si elle savait que ça vient de moi et que je puisse m'expliquer. Je me souviens il y a quelque temps d'une évidence entre nous, rouge jusqu'au désir,
elle multipliait les allusions directes en ma présence, elle avait confiance en sa beauté, reflétée dès qu'elle paraissait la nuit dans les clubs ou à tout moment dans la rue, quand ils se retournaient sur son passage, quand ils intriguaient pour demander son numéro, quand ils faisaient l'article de leur petit pouvoir, tous ces types des boîtes de nuit qui boivent pour se donner le courage de faire l'article de leur pouvoir.
Elle en voulait à mon souffle, à ma façon de voir les choses, à la façon que j'aurais de la prendre dans mes bras, de la désirer, de lui chuchoter des choses, de la prendre et la retenir, de la perdre et de la retrouver.
Mais j'étais dans l'idée de quelqu'un d'autre. J'étais dans le commencement d'une envie absolue d'histoire avec quelqu'un d'autre. Il ne se passait rien encore, mais mon cœur allait droit dedans. Et peut-être qu'au final il ne se passerait rien du tout mais j'étais dans cette fidélité un peu idiote sans doute je le conçois, impliqué de toutes mes forces dans la convocation de mon coeur, et je refusais de m'enfouir dans les sollicitations et les bras de X malgré son immense beauté, par fidélité pour une histoire qui n'aurait peut-être pas lieu, mais au nom d'un visage pour lequel je tremblais en secret.
11.09.07 À reculons des autres.
Pierre (G) m'entraîne à l'écart de la soirée pour me parler de manière un peu plus intime. A un moment il me dit :
- Oh je suis désolé, je dois t'assommer avec mon bonheur...
- Oh non pas du tout Pierre, réponds-je sans le laisser finir, je ne suis pas du tout comme ça voyons !
Il doit aussi y avoir, chez Pierre évidemment, comme chez les gens les mieux entourés, des moments de solitude à eux-seuls, aussi grands que dans l'enfance toujours, plus vastes encore que des jardins puisque chargés des routes qu'ils n'ont pas pris, et qu'ils aient une famille, des connaissances et des amis qu'ils n'hésitent jamais à contacter, des frères ou des soeurs, une amoureuse fiable et protectrice, un ou plusieurs enfants...
J'ai pensé à ça en allant à son anniversaire en plein mois d'août, je suis allé à Montmartre dans un état de décomposition du cœur avancé, il y avait un de ses frères qui était là, avec sa fiancée, ils me parlaient de leur week-end qu'ils allaient passer à faire des trucs sportifs dans les arbres, le genre de trucs sportifs vous savez où on tend des cordes entre les arbres, rien à voir avec François Villon, et je me disais : ah ce serait bien dans certaines occasions d'avoir un ou deux frères qui aient chacun des fiancées, je ne passerais jamais mes anniversaires seul par exemple, ils me parleraient de leurs projets et de leurs week-ends, il trouveraient avec moi des solutions pour les choses pratiques de l'existence, ils me diraient qu'ils ont toujours eu confiance en moi et même s'ils n'ont jamais rien compris ils le penseraient quand même sincèrement et avec cette fièrté familiale qui explique tout en ne reposant sur rien.
Je rentrais seul après l'anniversaire de Pierre et je me disais : ah voilà, je suis seul, encore plus seul que dans l'enfance, je n'ai ni sœur ni frère, les amitiés ne sont plus aussi solaires que dans l'enfance, je n'ai pas d'amoureuse avec laquelle j'ai su ou pu construire quelque chose qui dépasse la triste aventure de la vie, et toutes ces personnes autour de moi qui commencent à faire des enfants, et puis je n'appelle jamais mes amis, j'ai ce système d'éducation je ne sais pas d'où il vient où je suis toujours présent quand ils appellent mais moi je n'ai jamais l'impulsion de les appeler, alors parfois ils me réclament tous en même temps, c'est un véritable embouteillage pour boire un verre, une sorte de publicité pour la sécurité routière inversée, et c'est souvent au moment où on me sollicite de tous les côtés que je suis au mieux de mes forces pour travailler, et que j'allais me mettre à écrire.
Souvent d'ailleurs, contrairement aux soirées, je sors de mon travail moins seul que je n'y suis entré - hum, je voudrais bien croire à une telle phrase !
Voilà, c'est comme dans Le feu follet, ce soir j'ai l'impression que tout me glisse entre les doigts. Pierre me dit : Allons Jérôme, avec les filles il faut apprendre la distance ! L'autre jour Stéphane me disait : Allons Jérôme, maintenant il faut être léger comme les filles aiment qu'on le soit. Et Rodolphe me disait aussi : Allons il y a des tas de filles qui rêvent d'être aimées comme tu aimes..."
En dehors de leur façon qu'ils ont tous de commencer leurs phrases par : Allons, et qui me donne l'impression de n'aller nulle part (Ok j'avoue, je préparais l'astuce dès le deuxième : allons) je dis à Pierre qu'il m'est quand même difficile d'être distant. Je ne vois pas où est le plaisir à être distant avec les gens auxquels on tient, et aussi je ne saurai être distant dans la mesure où mes histoires d'amour sont mon nid et mon refuge, de la nuit et de toujours, ma solitude et ma famille, la façon la plus merveilleuse que je connaisse de voir le monde et de s'en exclure.
Je ne crois pas que ceux qui sont distants soient plus heureux. Ils font ça par bêtise ou par résignation, ou parce que c'est plus simple, il faut moins de courage, voilà le mot est lancé. De toute façon même si je deviens léger comme les filles aiment qu'on le soit, je serai léger avec application, léger avec sérieux, avec un appetit de vampire.
Je ne peux pas être distant. Je n'ai personne. J'ai toujours remarqué que les gens légers sont ceux qui ont quelqu'un à joindre, de toute façon. Une sauvegarde quelque part. Famille, meilleure amie, amour dans les cas sublimes ou retors, une sauvegarde quelque part.
Les seules choses que j'aie construites c'est mon caractère et mon travail, et encore pour le travail la majeure partie de ceux qui l'appréhendent, et qui pourraient faire qu'il ait encore plus de prise, de constructions, passent à côté, le mésestiment, le relèguent à plus tard et préféreront faire la promotion de choses plus neutres et veules, qui n'ont aucune force, aucune pérénité, et ne laisseront aucune empreinte de mon point de vue.
Dans mon caractère comme dans mon travail j'ai mis au pas la distance, je l'aie bannie cette conne, je l'ai laissée à d'autres qui s'en régalent, ou pour qui ce n'est ni un enjeu ni un problème. Ce n'est pas très marrant d'avoir des problèmes de peintre dans la chanson française. Surtout qu'il n'y a pas vraiment de Laurent de Médicis aux commandes.
Et pour la distance, alors, dans les histoires d'amour, ou ne serait-ce que dans les fréquentations, vraiment, quel intérêt ?
Je vois bien comment ça se passe, je vois bien que ceux qui prennent les choses à la légère ne sont pas plus heureux. Je crois que Pierre comprend ce que je ressens quand je lui dis que je n'ai ni frère, ni soeur, que ma famille se réduit à mesure des années, alors que lorsque je trouve quelqu'un que j'aime je préfère la fulgurance et les bras qui protègent à la distance, et même si les mains se lâchent en route d'être allés trop vite, par inadvertance, manque de courage ou manque d'amour. C'est ça, j'ai l'impression que lorsque mes amis construisent des couples, font des enfants, ont des frères et des soeurs qui les entourent, la vie n'a consisté pour moi qu'à me rendre de plus en plus seul à chaque étape, mes parents m'ont eu très tard, j'étais fils unique et j'ai grandi dans une famille de grands adultes, mon tempérament solitaire, exigeant, refusant souvent de m'accomoder de la vanité courante ou d'une inconséquence et d'une lâcheté de caractère qui me révulsent, ont fait que je m'isole des familles de circonstances mais ont fait également que chaque amour vécu ait dépassé l'instant, l'ait cristallisé, l'ait embelli, ait détruit les frontières communes et vulgaires du temps qui passe.
Quand je vois ces amis qui avancent avec leurs familles, leurs enfants, leurs amis, sans savoir où je vais et rentrant de plus en plus seul dans la nuit, après chaque grande histoire, il me semble juste que je marche à reculons des autres.
12.09.07
J'attends Jean-Vic, métro Rue du Bac. Dans l'attente je me laisse broyer par d'autres attentes, celles des gens qui m'entourent. Une femme avec une petite fille de huit ans dans la main ; elle trépigne, s'impatiente, le téléphone sonne, elle hurle d'une voix aigre :
- Mais où es-tu ? ça fait deux heures qu'on est là ! La petite a cours demain ! (à partir de ce moment j'imagine l'histoire et suis dévoré de tristesse) Où es-tu ? dans quel bar ? Mais arrive, bon dieu, arrive ! Je te passe la petite."
La femme tend l'appareil à la gamine qui s'était écartée un peu, s'était réfugiée près du kiosque à journaux, loin de cette femme qui hurlait au téléphone, qui se servait d'elle en quelque sorte : La petite a cours demain, pour hurler.
La petite prend le téléphone et dit d'une voix tremblante : Où es-tu ?
la femme s'en mêle, parle par-dessus la conversation, secoue la petite fille : - Mais pour quoi tu lui répètes ce que je lui ai demandé ! Passe-le moi, passe le moi !"
La petite fille retourne se réfugier près du kiosque à journaux, comme si on pouvait se réfugier dans les nouvelles béantes du monde, et elle croise mon regard quand je suis juste dévasté de tristesse. Ensuite, sur les escaliers du métro, un jeune couple arrive, la fille très belle et fine, est en larmes. Le chagrin accentue sa fébrilité et sa finesse ; le type qui l'accompagne (genre beau gosse de loin) est distant, fume une clope, il lui fait la bise et part pour s'engouffrer dans le métro (il lui fait la bise ? C'est quoi ces simagrées ? Ils viennent de rompre, ça y est, il vient de tracer comme à la craie la limite des choses ?) La fille est en larmes, le type s'engouffre dans le métro mais à mi-chemin des escaliers il se retourne et la fille est tellement réduite à ses larmes qu'il décide, après un moment d'hésitation, de remonter, alors elle se jette dans ses bras, ses deux bras fins l'enserrent, le secouent, l'étreignent, le griffent, n'y peuvent rien...C'est terrible. Terrible d''attendre quelqu'un dans ma ville et de se laisser absorber par l'attente et le chagrin des autres. C'est insurmontable, cette ville est trop cruelle pour moi, trop lourde, elle manque de grâce.
Jean-Vic arrive enfin. Il me dit : Ah j'ai appris par Mathieu qu'il y a un concert début octobre ! Oui, réponds-je, c'est à la fois nécessaire, vital et en même temps ça m'effraie un peu, l'intensité des nouvelles chansons, ça devient de plus en plus intime les concerts, tu as vu le répertoire qu'on se fait ? Maintenant il n'y a plus que des choses dures, comment s'en sortir après les concerts ? Avant et après ? Comment faire ?
- Oui, je comprends, dit Jean-Vic.
Puis il ajoute avec ironie et malice :
- Avec ton répertoire actuel, une chanson comme La théorie des nuages devient la chanson la plus légère, la plus joyeuse..!
Soirée de vernissage de l'expo photo de Pierre-René Worms consacrée à Joy Division, dans les magasins Agnès B de la rue du Jour. Portaits happés, l'expression de Curtis ravagée de mélancolie. L'agrandissement de celle qui les présente dans une salle de classe, parmi des chaises en bataille, le cœur à l'étude et une idée d'attente attachée au visage de Ian Curtis, l'attente de quelque chose qui n'arrive pas ; la phrase de Deleuze toujours : Le vrai spectacle est celui de l'attente et de l'effort et il se fait que quand il n'y a plus de spectateurs."
Je fais la visite et parle un peu avec les membres du groupe Nelson, et Bruno (Neimo). Renaud (Santa Maria) qui surgit tout d'un coup a cette phrase sur les portraits de Curtis : Il a toujours la pause mélancolique ! C'est plus de la pause, c'est un art de vivre.
J'aime beaucoup le côté art de vivre pour un suicidé. Souvent, et de manière exacerbée avec Comme elle se donne, les journalistes ou différents commentateurs ont parlé de Ian Curtis à mon sujet. Pour la musique il y a bien entendu de grandes accointances du fait que Mathieu adore Joy Division, mais les journalistes qui en parlaient évoquaient je crois un rapport plus intime qu'il y aurait entre Ian Curtis et moi (une trace notamment dans l'interview donnée à Emmanuel Bizieau, de la Blogothèque, pour la sortie de Comme elle se donne il y a deux ans).
Comme je connais mal l'histoire de Ian Curtis, je demande des explications à Jean-Vic qui me fait la visite, me commente les photos et les extraits du film Control qui sont projetés.
- Hé bien, comme toi, me dit Jean-Vic, en dehors du phrasé sans concession, il est écartelé par la vie et les histoires d'amour, il n'est pas vraiment du genre musicien qui s'intéresse aux groupes de musique, il vient à la musique par le côté littéraire des choses...Et son refus ou son inadaptation à la vie d'adulte comme ses choix et ses écartèlements amoureux le mènent au suicide, enfin ce que je te dis là, c'est basé sur l'article que je signe demain dans Rock'n Folk...L'unique tube de Joy Division, Love will tear us apart again, fait un carton à titre posthume, poursuit Jean-Vic...
- C'est réjouissant comme analogie, ponctue-je.
- Et cette chanson, Love will tear us apart, parle concrètement de ses difficultés amoureuses, l'absence d'issue, l'écartèlement...
- Mais tout le monde se dandine dessus ! Quand tu es en boîte ou en soirée et qu'ils passent Love will tear us apart, tout le monde explose de joie, toutes les filles se dandinent et reprennent le refrain en choeur...C'est très indécent...Dis-je effrayé.
- Jérôme, tu es le premier à le savoir, dit Jean-Vic avec résignation, c'est parce que tout le monde se fout de ce que ça raconte !"
Je pense à l'analogie qu'il pourrait y avoir entre Ian Curtis et mon personnage Basile Green. Basile se tue à cause des femmes (je veux dire, une seule suffit) mais parce que ça touche pour lui à une impasse très signifiante de l'existence, il est perdu, l'avenir lui est refusé et il ne peut pas se réfugier en arrière car les souvenirs n'ont pas d'existence concrète, ce sont des ballons dégonflés, bref Basile se tue à cause des femmes et de son rapport au monde, et aussi parce que le public de ses chansons, ou les gens qu'il aura rencontré dans sa dernière journée, ne comprennent pas. Voilà, ils ne savent que se dandiner. Ils se répandent, comme dit Simon dans L'amoureux en lambeaux.
Ecrire ce genre d'histoires, bien sûr, c'est se positionner dans un registre, s'inscrire dans une littérature de suicidés si j'ose dire, la littérature de l'urgence inassouvie, avec pour compagnons fantômes le héros du Feu follet de Drieu la Rochelle, celui du Perfect day for the banana fish de JD Salinger pour ne citer qu'eux.
Pourtant, il y a cet écueil avec le suicide que souvent il pare d'une aura romantique l'oeuvre d'un auteur ; c'est le dernier drap à mettre sur l'oeuvre et souvent cela la sublime maladroitement. On n'a pas besoin de savoir que Deleuze ou Nicolas de Staël se sont suicidés pour trouver leur œuvre géniale. En revanche il y a des gens plus médiocres pour lesquels un suicide en fin de course rehausse un peu l'oeuvre de prémonitions exagérées et de vu au travers de qu'on pourra y trouver.
La prémonition, évidente pour les grands créateurs existe dans le sens où ils ont précisément de grand quelque chose qui dépasse le temps chronologique, le temps de production et d'échos, et ses brèves éclats ; en revanche, la vie étant cyclique, la prémonition peut n'être aussi que le pari modeste ou vaniteux d'un simple retour des choses.
Il y a quand même de grandes oeuvres prémonitoires, Les mouettes de Nicolas de Staël qui font écho aux Corbeaux dans le champ de blé de Van Gogh pour qui ce sera l'infernale et ultime toile avant qu'il ne mette fin à ses jours. Que se passe-t-il dans la tête de Nicolas de Staël au moment où il peint les mouettes ? La citation à Van Gogh est évidente, la fin prévisible ?
Mais là encore, ni l'un ni l'autre de ces peintres n'ont besoin d'une fin tragique et romantique pour cristalliser, éclairer ou rehausser, la valeur de leur travail, contrairement à d'autres.
Jean-Vic continue à me parler de Ian Curtis et évidemment beaucoup de choses m'intéressent : les crises d'épilepsie et, avant qu'il ne se pende, il aurait écouté comme dernier disque The idiot de Iggy Pop. Bien sûr, je trace tout de suite une ligne directe entre Curtis et Dostoïveski : l'épilepsie, l'idiot et le prince Mychkine, la corde et Stavroguine...
Est-ce que Control sera aussi beau que le Feu follet par Louis Malle, il faudra voir, mais je repars de tout ça, dans la nuit parisienne par le Pont des Arts bondé d'étudiants joyeux qui boivent un verre, en pensant à mon histoire de Basile Green, aux filles qui pourraient se dandiner sur une de ses chansons testament, au temps qu'il aura passé à mourir de l'incompréhension de tous et de celle qu'il aimait plus que tout, et j'approuve la sensibilité de mon héros, si dure soit-elle à vivre, elle me tient lieu de soleil pour affronter les creuses péripéties de l'existence.
13.09.07
Il y a dans chaque nouvel amour une arrogance qui prend peu à peu la forme d'une branche où bourgeonnent déjà les blessures de la fin.
Je rentre vers trois heures du matin par la nuit jamais tout à fait nuit, par les rues jamais tout à fait désertes, par le calme toujours ridé du passage d'un taxi ou d'une moto...Seule la tristesse est pure, immense, débarrassée des personnes qui l'ont inspirée et nourrie, puisqu'elles n'en ont pas idée ni la charge, ni la conscience ni le moment, pas plus l'orgueil que la honte.
Ma tristesse est comme une femme qui n'a pas de corps où je puisse me mettre, mais qui m'obsède et m'envahit tout autant.
Sa beauté est moins fugace, fragile et changeante.
Aucun accident sauf celui du bonheur ne saurait la remettre en question. Son comportement est fiable.
Elle n'est pourtant ni un refuge ni une maison ; mais ai-je seulement trouvé une fois une femme qui fût tout cela pour de bon ?
15.09.07
Heureux d'avoir croisé Alain (Lanty) l'autre jour dans les couloirs de chez Warner, nous avons bavardé un moment, rappelé à notre souvenir les belles chansons faites ensemble et qui restent dans les tiroirs pour le moment ; même si nous ne sommes jamais à l'abri que la main du hasard et celle de la providence les ouvrent un jour ; la main du hasard et la main de la providence, puisque c'est toujours plus heureux d'être deux.
Retours plus que positifs des personnes qui lisent le manuscrit de mon deuxième roman. Mais la grande question demeure encore : Chez qui ? Et surtout : Quand ?
J'ai demandé à Stéphane s'il pouvait me suggérer un titre parce que je trouve Le cœur absolu plutôt banal, et je pense avoir du mal de mon propre fait à réduire cette histoire qui me tient tant à coeur à un titre que je trouverais.
J'ai commencé à dresser une set-list du concert du 09 octobre. Les répétitions reprennent cette semaine. C'est difficile maintenant, les chansons sont si proches et si dures à la fois, j'appréhende les nouveaux titres qui seront joués pour la première fois sur scène. Et en même temps, les périodes sans concerts sont encore plus difficiles. Mais ensuite, l'heure d'après, la journée d'après, comment s'en sortir ?
Le problème avec les histoires d'amour, c'est qu'en matière de souvenir elles laissent des images qui n'auront produit que des illusions.
J'ai passé la matinée à travailler sur ma nouvelle qui met en scène des personnages de L'amoureux en lambeaux, quelques années avant où se situe l'action du roman. Tandis que pour mon deuxième roman, en attente d'un éditeur et d'une sortie, l'histoire de Basile se situe quelques années après celle de L'amoureux.
L'écriture de cette histoire de jeunesse pour les personnages si je puis dire, me donne un peu de force car c'est comme si leurs caractères acquéraient une présence palpable au moment où je les écris, c'est exactement les deux phrases de Fitzgerald que j'ai citées il y a quelques jours, et l'idée dans la deuxième citation que l'espace du roman devient un lieu de sauvegarde par rapport à la réalité, espace où il y a une vérité plus haute et une justice rendue au moment, où les tempéraments sont fiables alors que dans la réalité, bon, vous savez bien ça, les choses et les êtres sont plus lâches, indociles à la beauté et, comment dire, inconséquents, résignés dans leur frivolité.
J'aime beaucoup écrire cette nouvelle parce que de l'anecdote un peu piteuse du départ je tire une situation où se retrouvent et se confrontent à nouveau les forts enjeux de L'amoureux en lambeaux, et puis, maintenant, je tiens bien les personnages, je sais dans quelle direction cela leur fait plaisir d'aller.
J'ai donné à la nouvelle le titre d'une chanson des Beatles parce qu'il en est question dans l'histoire, et aussi pour conclure un projet auquel je travaille.
Je voulais que ce soit la nouvelle du personnage de Simon, et puis Thomas est là, et à un moment donné Thomas dit une phrase, et malgré tous mes efforts, une seule phrase suffit à ce que le texte entier devienne la nouvelle de Thomas.
Il y a une déclaration de Godard que j'avais entendue il y a très longtemps, tirée je crois du reportage de André S.Labarthe, Cinéastes de notre temps, et cette déclaration m'a toujours accompagné, c'est Godard qui parle de la nouvelle vague et de Truffaut. Malgré le ressentiment qu'il a pu avoir envers Truffaut et ses choix, il dit quelque chose comme : ils ont tué Romy Schneider, ils ont tué François Truffaut (il parle du monde extérieur, de l'époque, des commentateurs, des jaloux, de certains journalistes...) et à un moment il dit quelque chose comme : - Du moment que François était là, rien ne pouvait nous arriver. Tant que François était là, personne ne pouvait critiquer la nouvelle vague, personne n'aurait osé nous atteindre..."
Évidemment c'est le genre de phrases qui attisent mon tempérament romantique (diraient les commentateurs...) mais c'est une déclaration à laquelle j'ai pensé pour Thomas, déjà au moment de L'amoureux en lambeaux, Simon, Odilon, ils pourraient dire ça : Du moment que Thomas est là, il ne peut rien nous arriver, la bêtise du monde ne peut pas nous atteindre... "
Bref j'écris des romans de chevalerie aussi, même si ce sont des Lancelot comme dit justement Stéphane, et qu'ils partent chacun dans leur direction à la recherche de l'amour absolu, ou bien, à défaut, d'une idylle inoubliable qui défiera le temps commun.
J'ai bien travaillé ce matin et quand je suis sorti dans la rue, j'étais solide, droit, tenu par mes personnages, et ma vision des êtres me tenait lieu de souffle.