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18.11.03   C'était moi, antigonal, dans les couloirs de l'hôpital de Saint-Germain-en-Laye, suivi par mon père haletant et apeuré, traqué par sa maladie comme un renard à bout de souffle, et moi l'éclaireur du haut de mes années de reconnaissance qui passe les portes coupe-feu dans l'espoir d'une infirmière d'une issue d'une clairière blanche. C'est l'enfilade de couloirs d'étages en étages, de services en services, et ça n'a rien à voir si peu avec les années plus tôt notre marche patiente dans le passage du Havre : ça ne fait rien si on rate le train il y en a un toutes les vingt minutes, Dieu a inventé Paris en même temps que le mercredi et je rentre vers Saint-Lazare avec une bande-dessinée des super-héros ou un jouet même s'il coûte sept francs cinquante c'est un trésor, attention chaque nouveau playmobil recevra un bizutage impitoyable de la part des autres à moins que ce ne soient les légos de l'espace qui lui pulvérisent la gueule. C'est une erreur de communication entre le médecin traitant et le cancérologue, on est persuadé d'être attendu dans tel service et en fait on est attendu nulle part. Très vite on est pris au piège des couloirs où aucune porte ne veut de la souffrance de mon papa. Très vite au piège des couloirs alors je porte son sac de sports où il y a son linge pour quelques nuits, ses affaires de toilette et la revue de mots croisés que je lui ai acheté tôt dans la matinée ; à force de couloirs on arrivera peut-être quelque part et là-haut si la porte est fermée - aucune porte ne veut de la souffrance de mon papa - s'ils nous renvoient chez nous et s'il faut redescendre hé bien on ne cachera pas notre joie - ou, si, on la cachera, mais elle transparaîtra quand même - et on prendra l'ascenseur. Mais on ne revient jamais chez nous, et c'est ça qui est dégueulasse dans la vie d'adulte vous savez. Les saisons ont beau rejouer leur comédie leurs espérances, on ne revient jamais chez nous. Quand j'en parle à Emilie - encore hier, au téléphone, longuement - elle ne comprend jamais ça. Rien n'efface rien, ne se retrouve, ni ne remplace. Et si je trouve ça triste c'est que je garde tout. Dans l'expérience de la forêt : où même en revenant sur ses pas on avance.Je finis par tomber sur trois infirmières, je leur explique rapidement la situation avant que mon papa ne nous rejoigne, rattrape son retard sur ma position et sur la connaissance - crois-je alors, de la situation ; rapidement avant que ne se rapproche son pas lourd, hésitant, sa respiration d'usine, fragmentée, et j'ai dans ma main la lettre du cancérologue ou du médecin traitant je ne sais plus, qui explique pourquoi mon papa doit être admis d'urgence dès ce soir et le mot cancer est écrit noir sur blanc et je lis sur son visage la peur et la gêne immenses de mon père qui arrive au moment où l'infirmière se décide à ouvrir l'enveloppe - mon avance n'a servie à rien.L'infirmière perçoit ce que produit l'ouverture de cette lettre, gentiment elle essaye de dissimuler la gravité des informations qu'elle vient de parcourir - mais ça passe mal, tout le monde sent très bien que ça passe mal, elle a bu la lettre d'un trait et les informations s'attardent, lentement, par gorgées, des cailloux. Elle comprend que seule l'action peut dépasser le désarroi, la tristesse et la peur, alors elle passe des coups de téléphone à différents services - on est attendu nulle part mais on ne peut pas pour autant rentrer chez nous - et l'infirmière nous indique très vite le chemin des Urgences ; c'est-à-dire qu'elle nous renvoie à nouveau aux couloirs. Je parle de ça maintenant parce que dans les deux mois qui lui restaient à vivre, mon père ne cessa de raconter cette histoire des couloirs de l'hôpital de Saint-Germain-en-Laye. A chaque personne qui venait le visiter sur son lit, il racontait que sans moi il n'y serait pas arrivé ce jour-là ; sans moi il ne serait pas arrivé au bout de cette forêt de couloirs. Il racontait ça avec fierté, en boucle, jusqu'à ce qu'on lui ôte le larynx et qu'il ne sût plus parler. L'exagération de son récit témoignait de son amour. Alors, ce jour-là, on arrive enfin au service des Urgences et le soulagement est perceptible sur son visage ; je reste à attendre une petite heure et vais passer quelques coups de fil dehors, et tout d'un coup je lève les yeux et aperçois d'où je me trouve les fenêtres qui donnent sur le couloir des troisième du collège Saint-Augustin où j'ai été scolarisé du CM2 à la troisième. J'écrirais ça dans mon Journal, le soir même, à la date du 20.06.03. J'aperçois le couloir des Troisième du collège Saint-Augustin. Voilà où je suis revenu. Petit garçon aux yeux verts pas bien dégourdi et qui pourtant joue les Antigone quand il n'y a pas d'autre choix. Voilà où je suis revenu. A ce soir d'hiver incroyable où il n'y avait plus aucun moyen de transports, nulle part, tout le département tétanisé sous la neige, et où parmi quelques élèves perdus pour leur foyer j'étais resté jusqu'à très tard au collège, et papa était venu me chercher on ne sait pas comment, toutes les routes étaient bloquées, la neige recouvrait les voies, les camions de sable n'étaient pas passés, et soudain papa était apparu dans sa 2CV gris bleu d'une autre époque. Je n'ai pas encore dormi de manière très convaincante cette nuit. C'est comme si la nuit me passait au-dessus ou en dessous par fins nuages sombres. Comme si le manque et la tristesse tombaient comme neige, recouvraient les limites de la nuit et du jour comme elle le fait avec les chemins de campagne. Je pensais que les concerts allaient me permettre de passer à autre chose, de tourner quelques chapitres de mauvais sang mais ça ne s'est pas fait comme ça, au contraire, la souffrance est plus cuisante, le dégoût si vif et il y a comme une accumulation de manques : la communion et l'émotion des soirs de concert me manquent ; les bras d'un amour auquel je croie et qui me décuple me manquent ; revoir mon papa en milieu de semaine prochaine me manque ; et qu'il me gronde en souriant parce que j'ai dévalisé le magasin de journaux de toutes les revues de mots croisés que j'aie pu y trouver, qu'il s'insurge en m'affirmant qu'il n'a pas encore terminé celles du mois dernier, et que je détale à d'autres prérogatives (que j'invente) parce que je ne peux soutenir l'émotion de la rencontre de nos sourires. Je pensais résoudre des choses, condamner des issues qui me rendent malade et trouver l'orée d'un nouveau chemin avec les concerts, mais l'émotion fut si intense les deux derniers soirs et pour de si courts moments vous savez, que ça me manque au plus haut point, que c'est difficile de reprendre le cours des choses, comme au sortir d'un amour qui vous a épanoui en vous brûlant de sa même et parfaite insouciance ; tout autour de moi le travail et les êtres me semblent recouverts de neige ; comme si les amabilités de l'existence ne me concernaient pas plus que ça ; je dois passer à autre chose, de plus perçant encore, mais pour le moment je me sens complètement perdu.   

 

19.11.03   Vendredi soir.  

 

Dans les grumeaux de l'existence je tiendrai mes promesses : 

Recollons nos morceaux, soudons le désespoir. 

Doucement dans l'enfance je remercie Agnès 

Pour les bienfaits de sa charlotte chocolat-poire.   

 

Quand Virginie s'installe à la table mon coeur 

S'emballe. Dans ses premières mesures à l'état pur la grâce.

Légère elle me délie, mais Frédéric vainqueur

Me dit : - Tu as vu c'est à moi qu'elle offrait de sa glace."   

 

Près d'une heure de retard, je m'inquiète, c'est navrant 

Pour ceux qui sont venus assister au concert. 

Je voudrais vous connaître mais j'ai si peu de temps. 

À Agnès Virginie s'entretient de ses frères.   

 

Dans les loges c'est la file indienne pour le plongeoir 

Et le corps qui frissonne. Pour combattre le vide 

Frédéric boit des verres, raconte des histoires, 

Mathieu prend de nos vies quelques polaroïds.   

 

Il ne faut vraiment pas que je laisse échapper 

Comme un oiseau trop jeune votre émotion ce soir 

C'est vraiment de ma faute, mercredi, j'ai manqué 

Comme on parle d'un train celui de mes histoires.   

 

J'arrive à vous toucher au huitième morceau 

Voici ce que j'ai fait de ce pouvoir reçu : 

Mon pauvre amour manqué j'ai coupé en morceaux 

Votre corps d'Osiris au soleil répandu.   

 

Le huitième c'est bien tard il faut déjà partir 

Vers la fin du récit, le manque est épuisant. 

Dans les loges je m'effondre, bâtisseur de sourires, 

C'est quand vient l'accalmie que ça devient tuant.   

 

Il y en aura des concerts : fiévreux, inspirés, peureux 

Comme des chats. J'essaierai c'est promis de donner le meilleur. 

Elle portait des lunettes mais j'ai bien vu ses yeux, 

Je n'ai pas trop montré ce qu'en a dit mon coeur.   

 

21.11.03   Mercredi, Café du Vieux Colombier, Paris sixième. Avec Ophélie et Stéphane.   - Je voyage c'est comme un métier, dit Ophélie. Hier à Grenoble, demain au Japon. - Je prends le métro en plein jour et quand je remonte à l'air libre voici qu'il fait nuit. Et quand j'aime c'est comme un travail. C'est le seul métier qui sans cesse détruit la partie qu'il accapare. Et ça demande une préoccupation, un soucis si intense pour construire chaque instant. Pour à chaque instant produire du merveilleux. - Hier à Grenoble, demain au Japon. Dans les dessins animés japonais, dit Stéphane, les filles ont toujours de grands yeux, c'est prodigieux. Et il y a cette lenteur. Pour donner un baiser, traverser un espace constellé d'étoiles ou un terrain de football, ça peut prendre mille ans. - Ô que c'est prodigieusement triste. - Ca se passe où Candy ? demande Stéphane à Ophélie. Moi j'ai toujours cru que ça se passait dans les Alpes. Ca se passe où ? - Au pays de Candy, dis-je. - Hier à Grenoble, demain au Japon. Je n'y arrive plus vraiment avec les parisiens, dit Ophélie, pour la bonne raison qu'ils parlent français. Parce que c'est trop facile de les percer à jour. - Ce n'est pas vrai, c'est même tout le contraire. - Et puis au moins quand tu es déçu par un garçon qui parle une autre langue, tu as l'excuse de la langue. A Paris des jolies filles il y en a à tous les coins de rue, vous avez de la chance, mais les types c'est une autre paire de manches. - Oui mais les filles elles s'en fichent de la beauté des types, c'est le charme qui compte. - Ouais c'est ça Jérôme, reprends un peu d'alcool ! me dit Stéphane.   Ophélie et Stéphane sont installés sur les banquettes du café. Le jour décroît lentement par la verrière qui donne sur la rue du Vieux Colombier et sur la rue de Rennes. Je déjeune de saumon cuit, Stéphane d'une assiette de fromages, et Ophélie d'un moelleux au chocolat. A nous trois nous composons un repas.   - Hier à Grenoble, demain au Japon. Tu auras un peu de temps Jérôme, plus tard dans les semaines, pour m'accompagner faire des courses de Noël au Bon Marché ? - Oui, bien sûr. J'en prendrai. - Anna Mouglalis vous savez, elle a la voix du plancher des raboteurs de Caillebotte, dit Stéphane. J'écris une nouvelle là-dessus, pour Bordel n°3. Les copeaux de bois, la lime, la voix d'Anna Mouglalis. - Dans la toile de Caillebotte, avec les jeux de lumière tu sais, on dirait que les ouvriers effacent leurs traces ; qu'ils travaillent à effacer leur travail. Comme on marcherait à nouveau sur ses pas en forêt. Mais le fait est qu'avec la forêt même en revenant sur ses pas on avance. - Demain à Grenoble hier au Japon, dit Ophélie. - Adieu mes amis je dois vous quitter ; je vais de quelques visages en quelques rues c'est mon voyage, et quand j'aime c'est un travail. C'est le seul travail à part entière. Souvent je sors morcellé de ce travail à part entière. Adieu mes amis, les forêts s'éloignent, se recomposent plus loin et je m'y rends déjà, insouciant des blessures à venir.   Plus tard avec Mathieu nous allons au Café jaune, qui n'a gardé de jaune que le souvenir qu'en a Mathieu, d'il y a quelques années. Je le raccompagne ensuite boulevard Saint-Michel parce qu'il se passe toujours des choses incroyables après que j'aie quitté Mathieu, sur le boulevard Saint-Michel. Là nous croisons un Pope, et hopopop je me lance à sa poursuite pour m'entretenir un peu avec lui de ma vision du Noli me tangere, parce que le Christ vous savez, il a tout retenu, chaque brisure, chaque autre rencontré d'un peu de soi, comment chaque visage a réagi à chaque parole et à chaque non-dit, l'espérance et l'inadéquation, les attentes aussi, les salles d'attente que sont les coeurs en souffrance, les histoires des enfants qui sont devenues des lacs dans la paume des vies d'adultes, il a tout retenu le Christ, alors là il n'en peut plus, il voudrait en prendre davantage et puis non, le ciel l'attend, Madeleine arrive avec son visage de salle d'attente et le Christ lui dit Noli me tangere, ne me touche pas. I quit. Et boulevard Saint-Michel je prends de plein fouet le regard appuyé d'une fille qui me trouble alors j'en perds ma religion, le Pope se volatilise, impossible de le retrouver, le début de nuit est doux, les cafés brûlants, je reste assis plusieurs quarts d'heure sur le rebord de la fontaine Saint-Sulpice à réfléchir ; si rugueuse est la vie ; des forêts d'une dernière démantelée d'autres se recomposent, au loin.   

 

23.11.03   J'ai parcouru toute la rue d'Auteuil à la poursuite d'une odeur de shampoing, aux cheveux mouillés d'une fille engagée dans les startings-blocs du samedi soir.   Café du Vieux Colombier, coup de fil de Sarah qui m'invite en fin de semaine prochaine à l'UNESCO pour l'élection de Miss Créole, durant laquelle elle chantera les chansons que nous lui avons écrites avec William. Tout un programme.   Dîner chez Chloé. Vers quatre heures du matin je redescends la rue Blanche avec Frédéric - un jour j'expliquerai ce que j'ai noté lundi dernier dans une page entière du carnet Moleskine que m'a offert Mathieu sous le titre : L'expérience de la rue Blanche - et je dis à Frédéric : - Olàlà, quelle soirée !" (réparatrice) L'appartement était d'une douceur et d'une quiétude incroyables - grande impression devant les toiles de Chloé - et, il n'était peuplé que de jeunes filles exquises. A un moment il y a un type qui a essayé de faire une intrusion mais comme une bûche envoyée dans la cheminée il n'a pas fait long feu ; qu'une flambée dans la soirée. Et Chloé apportait du thé, de la tisane, du gâteau au chocolat et des mandarines et on était vraiment choyés avec Frédéric ; et c'était l'un de mes plus beaux Noël du 22 novembre. Frédéric me dit, après, quand nous marchons vers la Concorde : - Quand j'ai vu qu'il était l'heure du dernier métro et que tu restais, je me suis dit olàlà, c'est qu'il doit être bien parce que ça fait quoi, au moins cinq ans que je ne t'ai pas vu ne pas partir le premier d'une soirée !!!" Et oui, on ne voulait plus partir, et puis très vite j'étais happé dans ce partage, cette préoccupation intense du tirage de cartes, parce que ça fait sept ans à peu-près que je ne m'étais plus remis à tirer les cartes (il y eut trop de révélations - d'épuisements), mais là, sous l'impulsion de Frédérique il y avait un jeu, alors je m'y suis laissé prendre. Et je ne voulais plus partir : je voulais que la compilation de Chloé dure sept heures trente de plus ; je voulais dire à Charlotte que la vie est dangereuse, le désir chimérique, qu'il faut se protéger ; à Delphine qu'elle porte en elle la force nécessaire pour se convaincre d'avancer ; à Isabelle qu'il ne faut pas être trop dur avec soi-même, que l'inconséquence des autres ne devrait pas la faire fléchir ; je voulais parler encore de l'exception des renards lunaires avec Frédérique ; et je voulais m'endormir à côté d'Annabelle. La place de la Concorde était toute merveilleuse, la quiétude de l'appartement s'y coulait - et dans ses bras, et tortiller à sa place une mèche de cheveux noirs - on a trouvé un taxi alors que j'étais à dix minutes de chez moi - est-ce un mode de vie ? - et j'ai dit au revoir à Fred, à très bientôt ; et j'ai dit la même chose au chauffeur - un africain au rire lumineux qui avait dans sa voiture une programmation jazz très pointue- au revoir à très bientôt à vous aussi oui oui ; Mais quand est-ce qu'on y retourne ? Quand est-ce qu'on y retourne ?" me demande Fred. Dans ces paradis tendres et terrestres, ces clairières capiteuses, que sont les dîners de filles.

 

25.11.03 La nuit la courroie de l'extérieur pour un geste je pourrais tomber amoureux, perdu dans les foules qui se pressent à l'entrée des grands magasins je mentirai en disant que je ne pense pas à vous, que je n'ai pas cherché à croire vous apercevoir. Un geste parfois et le coeur déborde : vous regarder arrêter ce taxi pour une amie qui n'en avait plus la force, courir dans votre veste imperméable gris-verte, décider d'une issue pour quelqu'un de plus faible. Les coeurs s'impriment les uns les autres, nous allons d'impressions en surimpressions, jamais nous n'en sortons indemne, vous auriez fait ce que vous eussiez voulu de moi ce soir-là j'aurais pris cette direction, j'aurais suivi la pente du coeur, j'aurais dévalé l'instant jusqu'à ranger mes mains sous votre veste. Vous m'avez rendu plus léger que le ciel ; et novembre touchait à sa fin ; je ne voulais plus partir ; je me reposais de mille ans de tourmentes ; d'épis dans les cheveux et d'averses glaciales ; vous avez sorti de votre sac un présent que j'ai pris pour un trésor ; j'ai joué le jeu du discours qui l'avait fait surgir ; j'ai refusé d'être adroit ou d'être maladroit ; et vous quittant j'ai refusé de vous quitter tout à fait. 

27.11.03   Vendredi dernier je pars en répétition avec cette nécessité de faire une nouvelle chanson, je n'ai pas beaucoup dormi - en ce moment c'est difficile, j'ai dans la tête des points d'interrogation plantés comme des échardes - alors je marche dans les rues avec ce début de texte, j'ai le titre : La théorie des nuages, et j'ai très envie de faire une nouvelle chanson - même si c'est toujours une de plus, pour moi c'est celle d'après, et il faut qu'elle soit encore plus bouleversante, décisive - oui, comme un amour vous diriez - pour s'y jeter entièrement, s'y retrouver aussi, jusqu'à atteindre qui sait la falaise (pour les chansons, les concerts ?). 

Et puis il y a cet album live : les deux derniers soirs enregistrés, le jeudi et vendredi qu'on va dépiauter (terme validé par melles Delage et Mathiot) et reconstruire, rassembler pour le disque ; et très vite ce disque ne m'intéresse plus si dessus il n'y a pas La théorie des nuages ; très vite j'ai envie d'ajouter un inédit, une chanson nouvelle pour en faire un disque qui me plaît, pour faire le lien vers ce qui suivra, ou tenter une plénitude. 

Donc j'ai ce titre, un début de refrain, la manière dont j'aimerais placer les premières phrases pour la voix. Et j'arrive en répétition avec la conviction que l'on va réussir. J'ai besoin de ça. Ca sauve mes temps de plat, mes temps de vide, mes incertitudes et celles des ami(e)s qui me touchent, parfois vous savez, vos amours suris comme du lait qui a tourné. 

Et Frédéric se met au piano, je donne des directions dès qu'une piste m'emballe, je lui demande de retenir tel passage, conduis la structure, éclaire de ma lanterne (arcane 9) ; en fait je ne fais rien d'autre que d'essayer de créer le climat d'une apparition (arcane 1) ; Cyrille trouve le rythme adéquat, Mathieu donne la douceur et la force, l'orage à la basse, et la chanson naît, se boucle, en quoi, dix minutes. 

Tout le monde est surpris de la rapidité, du flux et de la densité de la chanson qui vient s'inscrire dans le répertoire comme tout à l'heure sur le trajet cette jeune aveugle trouvait sa place naturellement, sans aide consciente, sur la banquette de métro. 

Tout le monde est surpris, sauf moi - parce qu'en venant j'étais persuadé que La théorie des nuages s'élaborerait - si je puis dire, ici même, aujourd'hui. 

Et c'est ce luxe incroyable de pouvoir compter sur les personnes avec lesquelles je travaille, de savoir qu'elles vont pouvoir révéler exactement ce que j'ai en tête, au moment qu'il faut, sans que ce soit laborieux, mais qu'il y ait cette grâce, cette performance de l'apparition. Ca fait que le travail n'est plus vraiment un travail. Il y en aura bien sûr après : Mathieu fera des guitares, Frédéric aura toute la charge du report et des arrangements additionnels, Cyrille passera le week-end à peaufiner ses parties batterie. Mais moi ça y est, j'ai fait ma part, j'ai donné le sens. Et je peux alors me rabattre sur un autre travail : créer les circonstances de la prochaine apparition. Ecrire aussi. Ou bien reprendre le seul travail qui soit. Aimer . Toucher en aveugle votre coeur qui brûle je ne sais où. Vous que je connais si peu, déjà, ou pas encore ; peu importe c'est le même dénuement. 

La tour Montparnasse était recouverte de bruine. J'aimais bien la précipitation douce avec laquelle elle s'occupait du thé samedi soir. Et comme elle se jetait devant un taxi, décider d'une issue pour quelqu'un de plus faible. Tiens, j'ai oublié de demander à David ce que valait Le Spinoza de la rue du marché, le roman d'Isaac Bashevis Singer. Toutes proportions gardées j'étais un peu le Spinoza de la rue du marché Mouffetard en 1993. Et oui, aimer c'est un travail. Aimer c'est le seul travail. 

Aimer c'est le seul travail qui vaille qu'on s'y tue. 

  

28.11.03 The Emily Dickinson's project.

  

Tandis que X me racontait comment cette fille dont il s'est amouraché, lui permettant quelques baisers, lui défend systématiquement d'aller plus loin, je songeais à ce quatrain d'Emily Dickinson : 

  

"It always felt to me - a wrong 

To that old Moses - done - 

To let him see - the Canaan - 

Without the entering. " 

  

  

29.11.03  Le rituel des Rochers. 

  

Le samedi soir c'était le rituel des Rochers au lait Suchards ; j'avais joué toute l'après-midi avec les enfants du voisinage : dévalé des pentes, verdi mes jeans, fait du vélo bi-cross dans les petits chemins, construit des cabanes de quelques branches dans des bois fabuleux, je n'avais pas plongé mes mains dans l'eau des vieux lavoirs à la quête de têtards fiévreux mais regardé d'autres faire, quand après avoir répondu bravement "action" à la question posée je m'étais retrouvé avec la petite Aurore derrière les haies de conifères, à l'abri du regard des autres assis en cercle sur la pelouse, et qu'il avait fallu l'embrasser, j'avais tendu la main en avant et dit : Noli me tangere.

Aurore avait fui à toutes jambes, en pleurant, par le caniveau d'évacuation des chimères, les mauvaises herbes et les saules pleureurs, à moins qu'elle ne soit retournée hautement vers nos camarades et embrassé quelqu'un d'autre tout aussi bien ; oui c'est ça, la traversée des miroirs de conifères laissait des aiguilles sous la chemise, on a les flèches du Saint-Sébastien de Mantegna qu'on peut. 

Et le soir donc, fatigué sainement d'avoir traîné ses mécaniques sous les nuages d'Île de France, je m'installais sur le canapé devant la télé, entre ma mère et mon père et c'était le rituel des Rochers au chocolat Suchards, pendant Michel Drucker : les invités arrivaient en voiture, c'était la meilleure séquence, celle pendant laquelle je déballais le papier rouge et or du rocher de chocolat ; mon père découpait le sien avec un petit couteau de cuisine jusqu'à en obtenir de fines lamelles ; et peut-être avais-je droit à une part ou deux en supplément de celui entier qui m'était dû ; j'étais dans cette protection infinie de l'enfance, assis sur le canapé du petit salon télé, entre mon père et ma mère le samedi soir. 

  

Je suis pour les rituels vous savez bien, j'en ferai des marque-pages dans les rencontres de nos vies, je poétiserai d'un rien nos hivers, nos rencontres seront des trouvailles. 

  

Aujourd'hui Michel Drucker a rejoint le camp du dimanche, un passage aussi impitoyable et sans retour que celui de l'enfance à l'âge adulte ; le canapé du salon télé a dû être changé deux trois fois, je dirais deux Ikéa et un Habitat ; et mon papa je ne sais pas où il est passé. La dernière fois que je marchais avec lui rue d'Auteuil on a rencontré Jean-Vic, je les ai présenté l'un à l'autre et ils ont parlé un peu ; après c'était déjà l'été, je lui apportais des magazines à l'hôpital et j'étais rassuré qu'il ne s'ennuie pas parce qu'à la télé le Tour de France enchaînait avec les compétitions d'athlétisme, et ça dure des plombes ces programmes de sport, si on aime ça on en a pour la journée, c'est très bien. Mais là je ne sais pas où il est passé, vraiment. Quand je marche dans les rues, peut-être vole-t-il au-dessus de ma tête assis sur le canapé des samedis soirs comme dans une toile de Chagall ? Ca me manque beaucoup de ne plus pouvoir lui apporter les choses qu'il aimait : les magazines de mots croisés, des pâtisseries (les mille-feuilles avaient sa préférence), du pain bien frais et croustillant des meilleurs boulangers pour le déjeuner, un DVD d'un film de Gene Kelly ou de Fred Astaire. 

Et puis le samedi soir je ne sais plus ce que ça veut dire. Je n'ai plus de chez moi le samedi soir comme au temps de Michel Drucker. Je sors, je vais à des fêtes, rencontre des gens inertes ou passionnants (dans le temps aparti), cela dépend des fêtes. Je ne reste pas bien longtemps. Je fais des apparitions, comme l'autre, là, dans le livre. Je visite des appartements que je n'ai pas l'intention de louer, ne serait-ce parce que les canapés sont submergés de jeunes gens qui fument, qui posent, qui jouent à action ou vérité en passant par pleins de chemins détournés avant le grand saut, avant que les complications des lendemains s'estompent et disparaissent sous l'effet de l'alcool comme la neige efface progressivement les limites d'un chemin. 

Quand je suis touché je reste toujours un temps derrière le miroir de conifères. La vie est retournée battre de l'autre côté. Les nuages passent fins comme des lèvres. 

  

Je n'ai plus de chez moi le samedi soir mais, vous savez, c'est moi qui ai trahi. A dix-sept ans peut-être, je ne sais pas, j'ai commencé à laisser maman et papa seuls devant Michel Drucker. J'ai laissé vide la place du milieu sur le canapé. 

Des copains venaient sonner à la porte et m'enlevaient pour la soirée ; on allait dans des cafés ou squatter chez quelqu'un, et la voiture disparaissait dans la nuit - Fais attention à tout, ne rentre pas trop tard - et je me retrouvais sur une banquette à l'arrière, au milieu de deux types qui préféraient au rituel du papier rouge et or des Rochers Suchards le papier à rouler des cigarettes. 

J'allais dans l'assurance en chantier que donne la camaraderie - même factice, et laissais derrière moi ma maison éternelle des samedis soirs. 

  

Papa m'achetait toujours un Playmobil, dans sa boîte individuelle, au magasin de jouets du Passage du Havre. Toutes les banlieues sans exception étaient touchées par le chemin de fer comme les apôtres par la grâce. Le gris de nos villes je m'en fous pas mal, je l'avale pour vous si ça vous fait souffrir et le recrache de mille attentions mille tendresses. Le samedi soir c'est étrange, je me sens maintenant comme un Playmobil dont on aurait jeté la boîte trop tôt. 

Les samedis soirs ont leurs apogées, leurs nuits leurs assemblées. Et ce n'est pas parce que je sais qui je suis, que je sais où j'en suis. 

Je sors. Je poétise à outrance la vie de ceux qui me touchent. Je n'ai aucun mérite. Dans ce monde brutal, dans cette vie incapable : Tenir à quelqu'un c'est la seule manière de n'être pas démantelé. 

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