11.04.01 C'est l'ère du bof. David me confie qu'il lui est arrivé de tomber amoureux de filles qui ne l'enthousiasmaient qu'à moitié. Ce qui est, pour moi, impraticable, mais tout de même compréhensible. Car la moitié manquante se remplie aisément du sentiment d'emballement qui nous fait sortir de nous-même, cette fuite en avant qui nous éperonne - le rouge vif aux joues, le ventre malmené, le coeur à la renverse - et nous accroche quand on est amoureux. Sentiment d'emballement qui ne doit pas tant à l'objet du désir qu'à la satisfaction de nous sentir héroïquement projeté dans sa quête. Et de trouver aimable notre corps aimant. Peut-être même que moins l'autre nous intéresse à priori, moins il semble nous convenir si l'on y réfléchit deux minutes, et plus nous sommes en mesure de donner libre cours à notre envie de déborder et de déteindre, de nous projeter dans l'inconnu, de retrouver des sensations perdues sur des corps étrangers. "Breathing under water" comme dirait Ophélia. De toute façon, l'amour physique c'est quoi, sinon respirer sous l'eau avec les poumons d'un autre. Rue Saint-Sulpice. J'achète chez Muji des pochettes transparentes zippées très esthétiques et très pratiques pour le transport des livres sous la pluie ou dans un sac à dos. X me demande quel genre de garçon j'étais à seize ans. Je lui réponds que je prie Dieu chaque jour pour qu'il m'épargne le cycle des réincarnations et donc la nécessité de repasser par l'adolescence, cet âge pathétique où l'on doit sacrifier aux souffrances imposées de l'échange linguistique, et où, vêtu d'un haut et de pantalons de survêtement, on se croit cool et habillé.
12.04.01 Le pot de tarama Marks and Spencer. Objet condamné à disparaître.Disparaître en dépit de ce que sentimentalement - gloutonnerie sentimentale, il accompagna par périodes plus ou moins espacées (je me lasse vite mais ne suis pas rancunier), les repas à la sauvette, les dînettes élaborées, et fut adopté par nombre de gens que je fréquentais par cycles, par ondes - électriques ou aquatiques. Pour employer une métaphore pénitentiaire, je dirais: des compagnes de cellule et des compagnons de promenade. Le pot de tarama Marks and Spencer. Moins écoeurant moins rose bonbon que les tarama habituels, une sorte de douceur salée, citronnée, à tartiner sur un pain Danois très noir. Avec Jean-Luc en 1992 nous le mangions avec une baguette de chez Huard, boulevard St-Germain, autrement j'allais à la Boulangerie moderne rue des Fossés St-Jacques. Avec Anas en 1994 c'était le pain danois Marks and Spencer dont j'ai parlé, qu'il adopta au point de ne plus pouvoir séparer les deux aliments. Baggles avec Manon. Pain blanc anglais ou crackers with Alexandra. Amitiés et amours boulimiques aujourd'hui enf(o)uies par strates dans ce qui ressemblerait plus à un mille feuilles qu'à un sandwich scandinave, les unes et les autres sorties de ma vie par la vie même, folâtre ou morbide, inégale mais rarement tiède si l'on sait la saisir par là où elle prend sens. Toutes et tous éjectés sans ménagement, remplacés par d'autres amis d'un jour et de plus encore, d'autres fiancées d'une nuit ou de moins encore, et qui à leur tour au gré d'un petit creux où dans l'oubli de se nourrir correctement dans le feu de la passion, goûteraient à ce tarama Marks and Spencer. En 1989, lorsque j'emménageais rue du Regard, il y avait une pâtisserie Framboisier à l'angle de la rue de Rennes et du Boulevard Raspail. Qui s'en souvient encore? En 2003, 2005 peut-être quelque femme mariée déambulant boulevard Haussmann se souviendra être passée par là avec un jeune homme de son passé, et, à chacun de ses mouvements, on entendra, les clochettes d'argent, de ses poignets, agitant ses grelots, elle avancera, et prononcera ce mot:"TARAMOSALATA".
15.04.01 Matin férié, seul dans un des rares cafés ouverts du quartier. Peu dormi mais suffisamment pour ne pas être fracassé. La fatigue reviendra plus tard, dans l'après-midi. J'ai avec moi le roman de Pierre Bourgeade, Warum. Et un carnet où je prends ces quelques notes que je recopierais plus tard sur l'ordinateur. Il pleut. Le ciel est gris, grumeleux, éclairci dans les lointains, par dessous. Je me dis que si j'étais cafetier je placerais un petit oeuf de Pâques en chocolat pour chaque client entre la tasse et la soucoupe. Il y en a peut-être qui font ça d'ailleurs. Hier en tombant sur une de mes vieilles photos d'identité, X s'est exclamée que j'avais vieilli mais, à en croire la photo, que je devais être à 22 ans selon ses dires: "un véritable aspirateur à meufs"... A 22 ans je me souviens surtout avoir été quelqu'un d'extrêmement exigeant en amitié, je m'offrais ce luxe de ne plus voir les gens du jour au lendemain si quelque chose dans leur comportement m'avait offusqué, choqué, ou vexé. Le meilleur moyen pour se retrouver rapidement seul. Et de fait j'étais très souvent seul. Heureusement on mûrit. Parce qu'après, quand on cherche un métier, il est difficile d'envoyer paître les gens sous prétexte que ce sont des cons. Ou alors il faudrait vivre un truc à la Des Esseintes, ce qui n'est pas très divertissant. Enfin bon, parfois, j'ai encore de vieux réflexes de cette intégrité juvénile, et je coupe les ponts comme on dit si justement. C'est très décourageant bien sûr, et fluctuant aussi. Il y a des jours où enfant encore on donnerait son pain au chocolat pour appartenir à un club, et d'autres où l'on se dit que ça ne vaut même pas le coup de se tenir à deux. On s'emballe, on se laisse attendrir par tempérament, on forme des équipes avec l'espoir d'une solidarité dans l'enthousiasme, que l'autre nous surprenne et nous étonne dans l'enthousiasme et la confiance que l'on place en lui en offrant son amitié, son temps et le reste. Et c'est toujours la même histoire. On extirpe des types de la médiocrité dans laquelle il s'engluaient avec indifférence, et pour tout remerciement on reçoit en retour la gifle molle et humide de leur bêtise. Il pleut. De longues gouttes clapotent sur le trottoir, tombant du store tendu du café. Je me dis que si j'étais cafetier je placerais un petit oeuf de Pâques en chocolat pour chaque client entre la soucoupe et la tasse. L'attention des deux trois clients au bar est mobilisée par l'écran de télé suspendu dans un coin et dans lequel Tapie, dont l'équipe a gagné pour son grand retour hier soir à Marseille, joue les modestes derrière un sourire qui ne demande qu'à éclater. C'est un jour férié, pluvieux, désolé, mais la voix de Tapie, reconnaissable entre toutes, réussit l'exploit de remplir et d'animer le café. D'un coup d'un seul on passe de Carson Mc Mullers à Paul Loup Sulitzer.Vanter les jeux du cirque un dimanche de Pâques, et arborer des allures d'empereur romain, c'est un peu limite tout de même. Je reviens au sujet qui m'occupait tout à l'heure. L'impasse, le découragement. Le problème de l'égoïsme est inextricable. Chacun pensant égoïstement que l'autre est plus égoïste que lui. Cela vient du fait qu'on ne puisse pas ressentir exactement ni les besoins ni la douleur d'un semblable. Sinon peut-être que tout s'éclaircirait. Incapable de ressentir l'intensité, la profondeur de la douleur de l'autre. Que ce soit pour une rage de dents bénigne ou pour le chagrin le plus effroyable, le plus injuste. On ne sait que receuillir des impressions de surface. Un travail de comédien. Se mettre à la place de l'autre pour approcher sa souffrance. Et encore aussi proche qu'il soit d'atteindre son but, le mimétisme est affaire de mise en scène, de dédoublement. On intellectualise à partir du coeur la souffrance de l'autre. Au mieux on la comprend. C'est ce qu'on appelle la compassion. Comprendre des souffrances qui dépassent l'entendement.
17.04.01 Divertissement. David après qu'une fille qu'il convoite lui ait proféré des paroles désobligeantes en soirée: - Sur le coup ça m'a choqué, mais je remonte vite à la surface. - Tu es en quelque sorte le Jean-Marc Barr des relations intimes. - Oui, mais pas celui de Too much flesh malheureusement." Quand j'habitai près de la rue Mouffetard, c'était l'enfer, impossible de fermer l'oeil. Entre les touristes en fin de soirée, les disputes de clochards, les portières de voitures qui claquent à trois heures du matin, et pas un week-end où une connaissance ne se trouvât dans le quartier et vint sonner à ma porte à toute heure du jour comme de la nuit...bref je ne tins sur place qu'une année, puis déménageais pour Auteuil où en raison des clichés inhérents au XVIème - c'est mort, qu'est ce que j'irais foutre là bas etc. - je trouvais une paix relative. Or le quartier commence à devenir à la mode et de plus en plus de personnes que je connais viennent y vivre, ce qui selon les jours et l'humeur peut sembler tout à fait charmant ou tout à fait atroce. Aujourd'hui, au Monoprix, je tombe sur la délicieuse X qui m'alpague pendant que je choisis parmi les tablettes de chocolat laquelle parait le mieux s'adapter à mon envie, et après un léger panoramique dans les rayons pour voir si X est accompagnée, elle me présente au rugbyman (carrure + polo rayé) qui se tient à ses côtés, un sympathique gaillard qui en me serrant la main me broie littéralement les phalanges. C'est à dire que mes mains egonschieliennes qui font le bonheur de mes amantes - qui aiment le bonheur, car c'est un autre sujet mais quitte à choisir je préfère les filles qui aiment le bonheur plutôt que ces hystériques cocaino-dépressives qu'on trouve trop souvent à traîner à la suite des chanteurs autoproduits ceci est une plaisanterie, ce type me broie mon oblongue et délicate main qui loin d'Egon Schiele se retrouve plus près maintenant d'un Picasso période cubisme analytique, alors sans hésiter, je plonge mon autre main, indemne celle là, dans le rayon des confiseries et choisis une tablette de CRUNCH, je m'arrange pour suivre le couple à la caisse, passe juste derrière eux, et là, après avoir réglé, je sors la tablette de chocolat de son emballage bleu argenté et croque à pleines dents dans le CRUNCH, juste après quoi patatras le costaud qui regagne le sous-sol du Monoprix manque une marche et se vautre lamentablement dans l'escalier. X me parle des allures que se donnait la jeune femme avec laquelle il venait de dîner, et qu'il raccompagna en taxi au terme de la soirée: - Elle aurait pu me proposer de venir boire un verre chez elle. Même pas. Et ce qui me dégoûte le plus dans cette histoire c'est qu'elle est sortie du taxi, et qu'elle ne m'a même pas adressé un signe de la main. Je veux dire, tu comprends, le taxi a fait un arrondi au bout de l'avenue et nous sommes passés une nouvelle fois devant elle avant qu'elle n'ait le temps de franchir le porche de son immeuble, mais là elle m'a complètement ignoré, elle a sentie l'ombre du taxi, mais pas un regard en ma direction, pas un signe, rien. Elle marchait fièrement, la tête haute, comme si j'avais complètement disparu de sa vie."Je ne sais pas pourquoi, cette histoire me fait penser à cette doctrine philosophique, le solipsisme. Aussi pour réconforter X, à mon tour j'opère un arrondi, et lui dis: - Prends les choses avec philosophie, et dis-toi que c'est elle qui, en descendant du taxi, est sortie de ta vie."
18.04.01 Déjeuner avec François dans ce café un peu kitsch pour le quartier et que j'aime beaucoup: Le Bizuth, boulevard Saint-Germain. On y mange des trucs qui rappellent l'enfance, les restaurants routiers sur le trajet des vacances dans l'ouest de la France, comme les oeufs mayonnaise et les oeufs au plat au jambon.En ce moment j'aime beaucoup les oeufs brouillés. C'est également le plat préféré de Valéry Giscard d'Estaing. Du moins c'est ce qu'on racontait dans les années 70 quand il s'invitait à dîner chez les français et que dans la cour du CP je regardais sous les jupes de Caroline pour voir s'il y faisait plus doux que dans le monde que je trouvais déjà frileux. Elle s'appelait Caroline Martel. Apparemment c'est lorsqu'ils comprirent que ce serait pour toujours une fille que ses parents se résignèrent à ne pas l'appeler Charles. Je la revis longtemps après, lors d'un goûter d'anniversaire où le plus consciencieusement du monde je tenais la chandelle et surveillais une porte à l'étage derrière laquelle je l'entendais pousser des petits cris de dinde folle - les mêmes qu'émettait sa mère quand elle éternuait - pendant que son amoureux réglementaire pressait contre elle son jeune sexe aussi dur qu'un mister freeze qui sort du congélateur.
22.04.01 Mon cousin bruxellois a mis en ligne une nouvelle version du site consacré à l'oeuvre picturale de mon grand-père maternel, le peintre Jacques Collas. La semaine dernière il y a eu un article très éloquent dans le journal Le Moustique (le Télérama belge) et un internaute québecquois a proposé d'offrir deux hectares de terrain en échange d'un des tableaux. Voici, pour faire le lien sur le site, une des toiles que mon grand-père m'a donné:
29.04.01. Café avec Pierre Charvet à Auteuil. Il me parle de son travail de compositeur et a cette phrase terrible mais clairvoyante qui fait durement écho avec ce qu'il m'est arrivé de vivre ces dernières années avec mon groupe: "Comment l'émotion peut-elle venir de l'addition de gens qui pour la plupart du temps n'ont aucune idée globale du résultat qu'ils participent à créer ?" Jeudi, à la librairie internationale de photographie, La chambre claire, rue St-Sulppice, je casse ma tirelire en achetant un très beau livre de Robert Maxwell: "Photographs" ainsi que "Hiromix work's" un recueil des meilleures photos depuis 1995 de cette jeune artiste japonaise. Le type d'origine indienne qui tient la librairie, illumine d'un sourire radieux son visage, et me congratule pour avoir choisi les deux plus belles nouveautés du magasin. Ensuite je file déjeuner d'un sandwich au concombre et cheddar avec la Scribouilleuse, reine des diaristes. Nous évoquons les journaux intimes qui depuis quelque temps affluent sur le net. Je lui fais part de mon écoeurement concernant la nullité et la vulgarité du propos de certains écrits. Elle me dit très gentiment qu'il faut que je reste en dehors de ça. Que je me suis toujours tenu à l'écart des querelles ou des effusions intestines entre diaristes, et que s'il y a quelqu'un qui doit rester en dehors de ça, c'est bien moi. Mes parents me rapportent de Belgique des oeufs de ferme qui comme aurait pu le dire Michel Simon étaient encore, ce matin, au cul d'une poule. De formes inégales, certains où s'accrochent encore quelques plumes fluettes, qui seront tous délicieux à la coque, rougeoyants et fondants. De fines tranches de fromage: Chimay, Corsendonk. Du chocolat Côte d'or: tablettes, double lait, bouchées. Des barres de chocolat Galler, the belgian chocolate, noir fondant praliné, lait fourré croustillant. Je ne m'appelle pas François Lequeux pour rien, épisode 2. (lire au 16.01.01.) François me raconte que dînant d'un tournedos Rossini dans un de ces restaurants ouverts 24h/24 dans le quartier des Halles, en compagnie d'un ami, il advient qu'en cours de soirée le maître d'hôtel place à leur côté deux filles au look très aguicheur et dont la conversation volubile se rapproche davantage de : "Et ça te dirait après si on allait boire un verre à la Plage parisienne?" que de "Et ça te dirait après si on allait boire un verre à la Plage parisienne il faut que je te parle des affinités électives entre l'oeuvre de Vladimir Nabokov et la pensée de Joseph Joubert ?". Comme tout garçon qui y voit clair, François louche dans le décolleté de la fille, et profite d'un moment où la deuxième fille s'absente aux toilettes, pour découper un bout de la nappe en papier, et y griffonner son numéro de téléphone. Le camarade de François reste estomaqué - ce qui semble dangereux quand on est à table - devant tant d'imprévu et suit, la fourchette à l'arrêt au dessus de son assiette, le geste audacieux de François qui déjà tend son numéro à la jeune femme restée seule à table, l'accompagnant de ses quelques mots: - Excusez-moi mademoiselle, je sais que ça ne se fait pas, mais je suis photographe et je trouve que vous avez une poitrine magnifique. Voici mon numéro de téléphone." La jeune femme rougit, prend le morceau de papier et d'un geste rapide le fourre dans son sac. Son amie revient s'asseoir en face d'elle, et toutes deux reprennent leur discussion comme s'il ne s'était rien passé. Les deux tables en pleine amnésie de l'acte qui vient de se produire, dans le bruit perdu des couverts qui tintent et des chaises qu'on déplace pour asseoir un cordon de touristes à quelques mètres de là. Un Palais des thés vient d'ouvrir rue du Cherche-midi. Je suis allé y acheter 100 grammes de thé Pu-erh.
30.04.01. Trois sources sonores qui se mêlent et se confondent pour donner le ton d'un instant: la pluie, la musique de Yann Tiersen et le grésillement de l'ordinateur qui s'allume. J'ouvre la fenêtre en grand. Pas la fenêtre dans l'ordinateur où seuls les mots ont la possibilité de se défenestrer avant qu'ils ne t'arrivent, mais la fenêtre à dimension humaine qui donne sur la cour et le petit jardin. Du courrier, des mots bruts ou de longues lettres auxquelles je répondrais cette après midi. Je regarde en dvd un film de genre hongkongais avec Maggie Cheung dans le rôle d'un démon femme serpent - c'est assez confus mais je maîtrise le cantonnais avec difficulté - or la sensation a pour logique, pour parler comme Deleuze, qu'on a pas besoin de connaître le cantonnais pour apprécier la beauté de Maggie Cheung ou l'élégance colorée de certains plans de Tsui Hark. La pluie bat sur le pavé, éclate lourdement, comme de gros grains de raisin. La pluie c'est la science de l'abri, les discussions dans un café où chacun repousse l'heure de quitter l'autre, où l'on se dévoile et remonte sa vie à contre-courant. Mon coeur battait à l'aphélie totale du sien. Bien que nous fûmes amants quelques mois du calendrier scolaire. J'en faisais trop, parce que je me sentais entier dans l'emballement, alors qu'autrement on est divisé tout le temps, sauf quand il nous faut parler de ce que l'on aime ou de ce qui nous soulève le coeur. Je voulais tant être le point central, ultime, de son attention, que j'avais un sentiment héroïque de mon propre corps. Je marchais sur l'eau ou plus trivialement comme sur un escalator quand je me rendais à chacun de nos rendez-vous. En vérité, je ne supportais tellement plus qu'elle demandât à d'autres d'accomplir des miracles qu'au bout d'un moment seule une crucifixion en règles m'eut permis de prendre des vacances prolongées. Un jour, je découvris en ces termes la notion d'ambivalence: Je détestais son nom dans la bouche des autres et pourtant j'avais envie de parler d'elle tout le temps. Aussi, quand je me confiais à une ou un ami, je m'arrangeais toujours pour qu'en retour il n'ait dans ses considérations à prononcer en aucun cas son prénom. Voilà comment je m'initiai aux arts martiaux de la rhétorique et de la dialectique.
04.05.01. En vrac: X (que je connais à peine) me dit qu'elle attend qu'un chapitre de mon Journal soit fini, qu'elle l'imprime et qu'elle se réserve une soirée pour le lire - en petite culotte - dans son lit; Je vais donc attendre que le temps se radoucisse pour changer de chapitre; Rodolphe m'appelle pour me dire que nous allons tourner dans le monde entier via les cercles d'étudiants francophones; le chanteur de "Jack The Ripper" me dit que c'est fou comme je ressemble physiquement à Morrissey; l'émission de la Cinquième m'a convaincu dans ma volonté de me tenir à une diététique Lord Byronnesque voire Matznévienne car à l'image je me suis trouvé plutôt bouffi, et comme j'étais fatigué en fin de journée, extrêmement pâle, on aurait dit Bouffi the vampire slayer. En rire de peur d'être obligé d'en pleurer. Mercredi après cinq heures de répétition au Studio Plus, avenue Jean Aycard, je tente d'établir un planning de travail pour le mois de mai avec mes deux musiciens. Or tous deux, dont la priorité avouée est la musique, font cependant un job alimentaire à côté. Cyrille travaille du lundi au mercredi, et Frédéric (qui devait adapter ses horaires) nous apprend qu'il n'a pu obtenir de son patron ce qu'il souhaitait, et qu'il va travailler du jeudi au dimanche. Je récapitule: l'un travaille lundi, mardi, mercredi; et l'autre jeudi, vendredi, samedi, dimanche. En sortant, j'avais l'impression d'être Hal Roach. J'ai du travail - écriture de textes de chansons, projets pour lesquels Pierre C. a eu la gentillesse de me proposer; et Christian débarque de Londres ce soir: discussions existentielles ponctuées de jeux de mots à deux balles, dans les restaurants et cafés parisiens, en perspective pour le week-end. Ca promet.
05.05.01 Fuir avec soi-même pour alibi. Fuir dans les bras d'une autre fille - comme on parle des bras d'un fleuve; fuir dans l'imprévu charmant de la nouveauté; fuir dans un miroir qu'on espère plus profond que le cadre sans surprise qu'il réfléchit. Dans la lâcheté masculine il y a ce goût animal et enfantin, poétique en somme et pourquoi pas excusable, pour la fuite. L'acteur Jean Carmet s'accordait deux semaines chaque année pour disparaître de la surface de ses proches femme comprise sans prévenir personne de la destination de son exil, Gala bouclait ses valises et partait en vacances quand Dali lui-même fuyait la vie conjugale avec d'autres femmes. Parmi tant d'exemples, le film de Pascal Bonitzer, Rien sur Robert, que j'aime beaucoup, aborde très habilement sur le ton de la tragi-comédie teintée d'absurde le thème (infernal) de la fuite. L'artiste est invivable car il fuit sans cesse, il fuit sa vie pour son oeuvre et vis-versa. Quand il ne cherche pas à fuir son oeuvre en premier lieu dans son oeuvre. Rimbaud fuit tout le temps. Antonin Artaud fuit de partout.Pourtant l'artiste seul comprend la nécessité de la fuite, multiplie les masques, et à moins que comme Balzac il estime "qu'une nuit d'amour équivaut à une page de roman en moins" il ne dit jamais non à une femme qui lui dit oui car il sait que c'est la seule façon de vivre plusieurs vies en une. Peu de personnes sauront vous aimer au point de vous laisser fuir, tant la fuite de quelqu'un qu'on aime est vécue comme un abandon, une trahison, une négation de sa propre stabilité et de son positionnement dans le monde. Quand on aime, on dit, dans le langage courant, qu'on est sur un petit nuage; mais quoi de plus instable et nébuleux qu'un nuage. Un nuage se désagrège et se déplace avec rapidité, sombre et indifférent comme une mèche sur le front du beau ténébreux de la fac dont toutes les étudiantes étaient dingues, et qui s'est casé une fois pour toutes avec une jeune femme quelconque, à qui il fait payer chaque soir, quand il rentre à la maison, sa propre lâcheté et sa tentation contrariée pour la fuite. Nous avons traversé les Jardins du Luxembourg - le bruissement des feuillages d'une verdeur douloureuse dans la fin de l'après-midi maussade - et pris un verre au Coolin'; un autre ensuite au Café de la Mairie, place St-Sulppice. David était fatigué. Christian voulait absolument nous emmener dîner au Barfly, avenue Georges V. Je n'étais pas d'humeur à quitter le VIème arrondissement. Mais 1/ Il s'agissait de faire plaisir à Christian 2/ David m'opposa un argument imparable: où dîner dans un endroit classe, à la fois jeune, cosy et brillant dans le VI ème arrondissement ? Nous embarquâmes sans regret pour la rive droite.A bord de la voiture de Christian qui descendait à son rythme le boulevard Raspail, la ville poussiéreuse et fraîche, étrangement désertée pour un samedi soir, l'auto-radio diffusant le nouveau single de Dépêche Mode: "Can you feel a little love? Dream on..." Christian raconte l'histoire d'un copain qui, le week-end, chez lui, quand il passe une nuit en compagnie d'une fille, n'a qu'une envie au réveil: se débarrasser au plus vite de la fille et profiter pour lui tout seul de sa journée de congé. Sa technique est de lui faire croire qu'il doit se rendre à un entraînement de football! Il prépare donc son sac de gym, bien ostensiblement devant la fille qui dort encore à moitié, la pousse dans la salle de bains, la presse pour s'habiller, la jette sur le pas de la porte, fait quelques mètres avec elle dans la rue et quand elle est assez loin, quand elle a enfin disparue au niveau de la première intersection, revient tranquillement chez lui et défait son sac de sport. "Can you feel a little love? Dream on...". Le Barfly, fooding place: banquettes rouges, immenses portraits de mannequins accrochés au mur, lounge music comme partout maintenant, jusque dans les crêperies peut-être. La table qu'a réservé Christian par téléphone et qui nous est attribuée, est située au fond de la salle. Une serveuse ultra sexy nous y conduit. A côté de nous, des filles très XVI ème arrondissement boivent des cocktails, discutent peines de coeur et conseils de mariage. Je laisse mes camarades s'installer sur la banquette et prend la chaise qui fait dos à la salle au mépris de toutes les règles Hickokiennes (sur l'obsession de Will Bill Hickock lire au 01.04.00 ) me privant volontairement du défilé permanent et légèrement exotique / extatique que propose la vue panoramique sur les autres tables. Non pas que ce spectacle capiteux digne des meilleures rediffusions de Fashion tv m'empêche de dîner (à ce propos: nourriture quelconque, prix exorbitants) mais 1/ je sais que David et Christian passeront une soirée mémorable s'ils peuvent mater à loisir des jolies filles dans le pur style mannequins ou bimbos qui incendient le lieu, et 2/ comme dirait Jeoffrey de Peyrac dans Angélique marquise des Anges: "Simple question de chevalerie". Parfois Christian suit des yeux, derrière mes épaules, une fille qui se lève de table en direction des toilettes, et il murmure dans sa langue natale (le suédois) : "Knulldocka"; ce qui signifie, après traduction: "Petite poupée à baise". Agglutinées aux abords du bar - gazelles autour d'un point d'eau, les filles ne passent pas inaperçues. Souvent très belles, quelques unes avec beaucoup de classe, d'élégance; d'autres - la majorité - parfaites bimbos, toujours affublées d'un détail qui les rend aussi vulgaires que l'adjonction d'un livre d'or sur le site internet d'un diariste. David nous confie que sa copine, qui tous les jours prend de la bouteille alors que lui se contente ce soir d'un verre de San Pellegrino, lui a posé un ultimatum en ces termes: "On emménage ensemble en Juin ou c'est la rupture". Cela nous fait rire (jaune). Le genre de propos qui montre que les filles quand elles sont sur la défensive ou dans l'angoisse ne comprennent que dalle au fonctionnement (souvent basique) des garçons, et précipitent leur perte. David dit, cruellement, que pour les filles, il faudrait un âge de Cristal - en rapport avec la série de science-fiction que nous regardions à la télé dans notre adolescence. "Can you feel a little love, dream on". Ensuite Christian lance la discussion sur les transactions boursières et la banque passante. Pendant ce temps je pense à X. Penser à X m'isole du lieu, me console de la dictature des apparences et de la médiocrité de tout. Je voudrais que X me prenne dans ses bras et qu'elle ne parle qu'à moi seul. C'est un non sens parce que je ne connais même pas X, pas vraiment, je veux dire, je ne sais pas à quoi elle ressemble. Un non sens qui me tient chaud. Après, j'insiste pour dégager du lieu, que nous allions boire un verre au Fumoir, rue de l'Amiral de Coligny, où l'ambiance est plus posée, quand même. Christian et David quittent à regret le Barfly. Christian surtout, qui serait bien resté prendre un cocktail (non alcoolisé) et accoster une brunette dans la mêlée de toutes les filles jolies. Alignées au bar comme elles le sont, dans des postures savoureuses, il les imagine certainement à cet instant prêtes à plonger les unes à la suite des autres dans ses yeux bleus, comme au bord d'une piscine olympique les starlettes d'un Musical américain animé par Esther Williams. A minuit, avant que les carrosses ne se transforment en citrouille et que les citrouilles ne se délestent de leurs courges, nous sommes installés au Fumoir, où comme le nom ne l'indique pas, je respire. Je bois un verre de St Nicolas de Bourgueil (rouge). David et Christian discutent cinéma (américain). Je pense à tout autre chose. Je pense qu'il y a des luttes perdues d'avance quand, tout ce que l'on peut faire, c'est mettre l'autre à terre. 07.05.01 Après il ne s'est plus rien passé. J'ai regardé cette fille s'enfuir main dans la main avec son type qui me souriait bêtement. Il a tenu à ce que nous engagions une conversation - d'un insoutenable ennui. Le genre d'abruti prétentieux pour qui Yul Brynner est meilleur photographe qu'acteur. J'étais accompagné de deux très jolies filles et le (maigre) public nous regardait davantage que les photos merdiques accrochées dans l'enfilade de salles blanches. Il a voulu faire la bise aux filles, mais X lui a tendu sa main d'une manière si noble et si indifférente qu'il l'aurait prise dans la gueule il n'aurait pas autant rougit. J'en avais tellement marre de la lounge music que je me suis approché du type qui s'occupait de la source musicale pour lui demander s'il n'avait pas une chanson de Barbara. Drouot ou L'île aux Mimosas. Ca a fait rire les filles, mais moi j'étais plutôt sérieux. Dans la voiture, il y avait le single de Dépêche Mode: Can you feel a little love...dream on, dream on. Un petit blondinet au visage anguleux, qui visiblement était un copain de Yul Brynner m'a demandé quels étaient mes photographes préférés. J'ai réfléchi un instant et j'ai dit: François Lequeux et Samuel Kirszenbaum. Le mec a eu un temps de réflexion, du genre je cherche à K et à L dans mon livre de connaissances, et avec un sourire m'a dit: - Ah oui! Français et Américain, non? - Non." Un quart d'heure plus tard le même petit mec est revenu dans mes pattes pour me demander à l'oreille si ça me dirait de faire l'amour avec sa copine et lui. C'était pour les vingt-cinq ans de sa copine, une surprise quoi. Je me suis demandé où il comptait mettre les bougies. Puis j'ai pensé à l'Age de Cristal. La copine n'était pas là mais le type en avait une photo dans son portefeuille qu'il se proposait de me montrer. J'ai dit non. Non merci, même, car je suis poli. X qui était allé se chercher un verre est revenue et m'a demandé ce que le type me voulait. Me prendre en photo, ai-je répondu. - Je suis sûr que tu as dit non. - oui." J'ai regardé l'heure dehors sur un horodateur. Ma fiancée règlementaire m'attendait chez moi. J m'a dit qu'elle partait, son type lui tenait la main, il me souriait bêtement. J m'a dit que ça lui avait fait plaisir de me revoir. Son regard exprimait que ce n'était pas vraiment ce qu'elle voulait dire, qu'elle était désolée d'employer ces mots là. J'ai regardé cette fille s'enfuir main dans la main avec son type. Je me suis senti extrèmement triste. J'aurais voulu mourir sur place, en public, m'écrouler contre la table et renverser l'assiette en carton remplie de mini quiches Flo Prestige qu'une petite fille venait d'apporter. Et que les flashs crépitent. Après, il ne s'est plus rien passé. 08.05.01 Paris: commerce des formes. Flambe totale. Boulevards que l'on remonte comme des pantalons. L'agressivité totale des gens. David me parle de la violence dont s'armait instinctivement l'un des protagonistes d'une bataille rangée dans un café de la rue Jean-Pierre Timbaud. Et comment, malgré tout, on n'eût pas suspecté dans les minutes précédant le premier coup, qu'un type aussi chétif, l'agresseur, pût contenir en lui autant de violence. Une propension dingue, impulsive, inconcevable, à la violence. Il y a cette violence là, extérieure et impuissante, et cette autre violence - en soi- dans les mots. Celle du Vice-Consul chez Duras qui n'arrête pas de hurler. C'est terrible, inhumain aussi, mais dans un sens tout à fait autre, opposé. Je pense à X. Je voudrais lui écrire des lettres d'amour, 365 par jour, qu'elle sache combien penser à elle me fragilise et me tient chaud à la fois. C'est une discussion que j'aime bien avoir avec les gens, si pour eux la nouveauté ou l'intensité d'une émotion décuple leur créativité et leur confiance ou au contraire les affaiblit, les atteint. Jupiter ou Saturne? Un peu des deux, peut-être. Je voudrais lui écrire des lettres d'amour mais, bien sûr, il me faudrait sa permission (moi-même je m'étonne d'une telle phrase). Hier, dans la nuit, j'ai regardé le sujet de l'émission tv Strip-Tease sur la délégation belge en Corée du nord. Edifiant. En rentrant, dans la voiture, il y avait le single de Dépêche Mode: Can you feel a little love...dream on, dream on. Cioran écrit: "Paris, point le plus éloigné du Paradis, n'en demeure pas moins le seul endroit où il fasse bon désespérer". Demain je me Sèvres-babylonise, je me mabillonise, je me Valentine Viscontise. Devant la vitrine du pâtissier Gérard Mulot, Christian me demande qui déjà a construit le vaisseau de Goldorak, et je lui réponds le plus naturellement du monde: c'est moi.
13.05.01
Les mains sont les jeunes filles de la pensée.
15.05.01
En vrac: j'écoute Héléna Noguerra chanter Morrer nos seus braços; Je dis à Christophe que ce qui doit être terrible pour une fille c'est de se faire draguer par un type qui porte des chaussettes fantaisies, je veux dire des chaussettes avec Bugs Bunny, Tintin, Titi et Grosminet; X me demande si je n'aurais pas aimé avoir une soeur, je pense à la soeur de Nietzsche et je réponds: non merci; Je suis très sensible à l'orage; Depuis une semaine je dors très peu ce qui est délicieux quand je suis seul, irritant quand je ne le suis pas ; Dans mon courrier électronique relevé en fin d'après-midi, une internaute m'écrit ce mot lapidaire: " Bonjour Jérôme, tu es très beau, tu as une chérie?"Je réponds aussitôt "merci pour ce gentil message mais 1/ il ne faut pas se fier aux apparences 2/ la réponse est : souvent."
20.05.01
Le dandysme c'est faire de la répulsion que vous inspire le monde une affaire personnelle.
X: cette duplicité amour-haine, haletante, qui rendait notre relation exigeante et caractérielle, et qui pouvait aux yeux du monde, c'est-à-dire un lycée privé vivotant sèchement de sa renommée, la faire passer de la manière dont elle s'attachait à moi pour une Antigone, une opportuniste, ou une débile mentale.
Tv guide: Les interviews que donne Godard à Cannes. Je suis toujours frappé jusqu'au sourire (jubilatoire) par l'intelligence de Godard. Il dégaine avec la dextérité d'un cow-boy dans le désert de l'Arizona. Dehors il fait très beau, mais on s'en fout un peu. Face à ces deux chocs frontaux que sont l'intelligence et la beauté, le soleil n'est qu'un lampadaire.
C'est sous l'impulsion de la lecture d'Huguenin que j'ai commencé à tenir un Journal Intime. J'avais vingt ans, l'âge des révélations. J'adorais la statue de Valentine Visconti dans les Jardins du Luxembourg, c'était la seule qui me semblait jolie et elle tenait un livre à la main, c'était bon signe. Après j'ai découvert que sur le socle, dans la pierre, était gravé le nom: Huguenin. Le nom du sculpteur, apparemment. Aucun lien, hormis celui que je créai, avec l'écrivain. C'était terrible parce que je venais tous les jours là, m'asseoir avec le Journal de Jean-René Huguenin, je l'offrais à toutes les personnes avec lesquelles je me liais d'amitié et voilà qu'en tournant autour de Valentine Visconti je découvrais son nom dans la pierre. Tout était lisible, il suffisait d'être attentif, de se laisser porter. Peu de temps après, j'ai écrit cette chanson: Valentine que Frédéric a mis en musique (au piano) et que David et Christian me supplient de reprendre, à chaque fois qu'on parle de ça, des chansons. En même temps, à vingt ans, la lecture du Journal d'Huguenin m'a rendu très solitaire, très exigeant avec moi-même et donc impitoyable avec les autres. Je me suis trompé parfois. Et j'ai laissé passer pas mal d'occasions avec les filles, à cette époque, parce que dans ce domaine aussi, ça m'avait rendu incroyablement exigeant. Je voulais être Jean-René Huguenin, mais je découvrais rapidement qu'un concept vers lequel je tendais instinctivement, l'ironie, lui faisait défaut, voire lui était complètement étranger. Et moi j'adorais ça, l'ironie: Gainsbourg, Picabia, Cioran, Nabokov, Desproges. Alors je m'en suis un peu éloigné d'Huguenin, ce qui m'a sauvé, sexuellement du moins, sinon je serais devenu un moine ou quelque chose comme une entité abstraite. Je m'en suis rapproché géographiquement puisque maintenant j'habite tout près de la rue Rémusat où il a vécu, et je continue à le relire, à l'offrir (la dernière fois c'était à Nicolas D.) et à penser qu'en matière de Journal intime il est très loin devant les autres.
21.05.01
Il voulait d'un mot - l'hystérie d'un mot, sa saturation - éloigner d'elle tous les êtres et tous les événements qui comptaient dans sa vie. Les distancer, monstrueusement. D'un orgueil félin, devenir le seul soucis de ses jours. Au moyen d'un mot, un seul, qu'il n'aurait qu'à prononcer dans les puits constellés où elle l'avait jeté malgré elle, dans les avenues pluvieuses ouvertes sur le hasard qui arrangeait à sa guise des caches à double-fond, il n'aurait qu'à prononcer ce mot pour qu'elle vienne à lui. Elle en mourrait de ce mot, de cet appel, comme lui mourait de cet amour insensé, fou, intolérable mais dilué, perdu dans le langage et d'autres fois, emmuré vivant.
Il comprit que c'était impossible, que c'était une entreprise impossible, qu'il ne pourrait pas passer sa vie entière dans l'activité d'un seul mot, alors qu'il y avait non loin de lui des filles qui étaient prêtes à tomber dans ses bras pour quatre ou dix mots usuels agencés d'une manière extraodinairement quelconque.
Alors il laissa tomber. Bien qu'on n'entendit jamais le bruit final de la chute.
22.05.01
Le quartier latin - mon flux sanguin, ma carte génétique - devient une véritable poubelle de la mémoire. Tout disparaît à petit feu. On construit des trucs à soif débiles et tape-à-l'oeil comme ce "Café des éditeurs" carrefour de l'Odéon. La boulangerie de la rue des 4 vents qui faisait de délicieuses parts de gâteaux au chocolat a disparue, l'étroit café tenu par une vieille dame rue Dauphine a disparu, le marché St-Germain est devenu une promenade à poussettes pour couples cartebanqués du samedi après-midi, le Café le Petit Suisse a changé de propriétaire, mon coeur a changé de propriétaire, le quartier latin est une poubelle pour toutes mes mémoires. Il n'y a que la grosse dame qui vend des glaces à l'entrée du Luxembourg qui fasse de la résistance et Christian (R) également, fidèle au poste (de l'amitié) dans sa boutique de la rue St-André-des-Arts. Christian me dit qu'Eric J. est venu lui rendre visite il y a moins d'un mois, je ne cherche même pas à savoir s'il a pris de mes nouvelles, le fait d'être passé voir Christian est une manière de demander de mes nouvelles (je suis tellement orgueilleux que parfois je regarde mes phrases se terminer d'elles-mêmes). Eric avait finit par ravir le coeur de Zeynep. J'étais très attaché à Zeynep, nous parlions des après-midi entières de Kundera (qui habitait rue de Fleurus) et de Cioran (qui habitait rue de l'Odéon). Elle me citait cette phrase de Gombrowicz: "Je souffre pour tous ceux qui souffrent sans le savoir" pensant qu'elle toucherait une corde sensible en moi, mais à vrai dire je ne comprenais pas cette phrase, je la trouvais extrêmement gonflée; elle, elle y retournait sans cesse: "Je souffre pour tous ceux qui souffrent sans le savoir" revenant à la charge sur ce que j'en pensais, comme si à chaque fois elle me la soumettait pour la première fois et que je pus changer, compléter ou affiner ma réponse; comme si elle avait voulu que je me l'approprie, cette phrase.
Nous parlions également beaucoup de cinéma, Godard, Lynch, Wenders, et comme ensemble nous nous moquions toujours (doucement) des goûts très superficiels d'Eric, j'ai peut-être vécu comme une trahison (théâtrale) le fait qu'ils se mettent ensemble; inutile de préciser que j'étais particulièrement idiot, et pas seulement parce que je m'identifiais au prince Mychkine. Je me souviens aussi qu'Eric, je n'arrêtais pas de l'emmerder avec Celine, de chercher la bagarre parce que sa grande référence, son grand truc, c'était: Voyage au bout de la nuit. Beurk. Je trouvais ça abjecte, Celine. Je n'avais aucune clémence pour ça, pour ce type; aucune clémence, pas même littéraire. Je découvrais Duras: La douleur, Le navire night, Yann Andréa Steiner, Les petits chevaux de tarquinia, La vie matérielle. Je ne pouvais rien lire d'autre, j'étais fasciné. J'aurais voulu parler de Duras à Zeynep, comme j'aimerais parler aujourd'hui de Duras à X, mais c'était trop tard, nous étions devenus distants... enfin, pour être élégant, je dirais que nous étions devenus nous-mêmes et qu'en cela elle m'avait distancée.